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Channel: EMMILA GITANA
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NICOLE BARRIERE

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Travail de poésie
parole dans le temps
comme un très vieil arbre et l’ombre porte fraîcheur
au peuple déraciné
racines, terre ingrate, l’âpre mélancolie des sombres solitudes !
de la douleur des guerres
coupé des sources vives, poète aux poings serrés et de folle passion
besoin de paix, à Paris ou ailleurs.
Tout est déchirure et combat fratricide envers la femme, l’amante, la soeur, la poésie
Élans ardents du juste
Vérité jusqu’au cri, tout en soi est contraire, exigence, déchirure
qui fait œuvre de vie.
On connaît la fuite qui fera mourir, la nuit dans un froid wagon,
un cimetière fleuri
ou une boîte à lettres par-delà le néant,
la liberté toute entière
arc tendu de soleil des blessures anciennes
des fleuves,
des amours et l’oubli des mots simples en chemin.
et nos pas,
et nos traces sur la mer,voyageur semblable au flux de la marée,
l’amour intense
l'exil avec sa bouche d'ombres et toutes les questions de la mélancolie
les lettres des braves gens qui rêvent
le peuple qui travaille, avance en terre humaine,
sans nier les souffrances
qui se méfie des cuistres et des imposteurs
Ces hommes pris dans des quêtes impossibles
Et semblent se cacher derrière l’ombre des mots
semblent noués à la terre,
à des passions obscures que connaissent les pierres
colère et dignité des poèmes de guerre
in-tranquille est l’être de conscience vigilante
vision de l'essentiel et souci de transmettre
Ecrire pour le peuple une langue d’espoir
L’utopie belle et noble
impatiente et inquiète

 

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NICOLE BARRIERE

 

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philippe charpentier

Oeuvre Philippe Charpentier

 

 

 

 


SAISIR L' INSTANT

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Saisir l’instant tel une fleur
Qu’on insère entre deux feuillets
Et rien n’existe avant après
Dans la suite infinie des heures.
Saisir l’instant.

Saisir l’instant. S’y réfugier.
Et s’en repaître. En rêver.
À cette épave s’accrocher.
Le mettre à l’éternel présent.
Saisir l’instant.

Saisir l’instant. Construire un monde.
Se répéter que lui seul compte
Et que le reste est complément.
S’en nourrir inlassablement.
Saisir l’instant.

Saisir l’instant tel un bouquet
Et de sa fraîcheur s’imprégner.
Et de ses couleurs se gaver.
Ah ! Combien riche alors j’étais !
Saisir l’instant.

Saisir l’instant à peine né
Et le bercer comme un enfant.
A quel moment ai-je cessé ?
Pourquoi ne puis-je… ?

 

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ESTHER GRANEK

 

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LLLL

 

 

LE MERVEILLEUX

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"C’est aux dernières limites du possible, sur les confins les plus lointains des apparences, à l’extrême pointe vers laquelle convergent toutes les directions confondues, voire même au-delà, dans cette région où ne peut plus se rencontrer que la conjecture audacieuse ou bien plutôt l’étonnement sans mesure, que s’effectue la plus profonde et la plus énigmatique peut-être des démarches que tente l’esprit de l’homme, celle par qui s’élabore secrètement le Merveilleux.
Si durant toute sa vie l’homme devait s’en tenir au connu, rester limité au petit groupe de phénomènes qu’il sait, par éducation et atavisme, relier entre eux et constituer en un réseau de relations, ce filet purement utilitaire ne pourrait manquer de devenir un piège d’ennui, une prison sans désirs dans laquelle il serait condamnéà pourrir enchaîné, entre le pain noir et l’eau croupie de la logique."

 

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MICHEL LEIRIS

 

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Allison B

Oeuvre Alison B. Cooke

 

LE PREMIER HOMME...Extrait

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" Les manuels étaient toujours ceux qui étaient en usage dans la métropole. Et ces enfants qui ne connaissaient que le sirocco, la poussière, les averses prodigieuses et brèves, le sable des plages et la mer en flammes sous le soleil, lisaient avec application, faisant sonner les virgules et les points, des récits pour eux mythiques où des enfants à bonnet et cache-nez de laine, les pieds chaussés de sabots, rentraient chez eux dans le froid glacé en traînant des fagots sur des chemins couverts de neige, jusqu'à ce qu'ils aperçoivent le toit enneigé de la maison où la cheminée qui fumait leur faisait savoir que la soupe aux pois cuisait dans l'âtre. Pour Jacques, ces récits étaient l'exotisme même. Il en rêvait, peuplait ses rédactions de descriptions d'un monde qu'il n'avait jamais vu, et ne cessait de questionner sa grand-mère sur une chute de neige qui avait eu lieu pendant une heure vingt ans auparavant sur la région d'Alger. Ces récits faisaient partie pour lui de la puissante poésie de l'école, qui s'alimentait aussi de l'odeur de vernis des règles et des plumiers, de la saveur délicieuse de la bretelle de son cartable qu'il mâchouillait longuement en peinant sur son travail, de l'odeur amère et rêche de l'encre violette, surtout lorsque son tour était venu d'emplir les encriers avec une énorme bouteille sombre dans le bouchon duquel un tube de verre coudéétait enfoncé, et Jacques reniflait avec bonheur l'orifice du tube, du doux contact des pages lisses et glacées de certains livres, d'où montait aussi une bonne odeur d'imprimerie et de colle, et, les jours de pluie enfin, de cette odeur de laine mouillée qui montait des cabans de laine au fond de la salle et qui était comme la préfiguration de cet univers édénique où les enfants en sabots et en bonnet de laine couraient à travers la neige vers la maison chaude."

 

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ALBERT CAMUS

 

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camus-ecolier2

Albert Camus écolier

 

 

 

 

LE BILAN DE L'INTELLIGENCE...Extrait

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"Je n’hésite jamais à le déclarer, le diplôme est l’ennemi mortel de la culture. Plus les diplômes ont pris d’importance dans la vie (et cette importance n’a fait que croître à cause des circonstances économiques), plus le rendement de l’enseignement a été faible. Plus le contrôle s’est exercé, s’est multiplié, plus les résultats ont été mauvais.

Mauvais par ses effets sur l’esprit public et sur l’esprit tout court. Mauvais parce qu’il crée des espoirs, des illusions de droits acquis. Mauvais par tous les stratagèmes et les subterfuges qu’il suggère ; les recommandations, les préparations stratégiques, et, en somme, l’emploi de tous expédients pour franchir le seuil redoutable. C’est là, il faut l’avouer, une étrange et détestable initiation à la vie intellectuelle et civique.

D’ailleurs, si je me fonde sur la seule expérience et si je regarde les effets du contrôle en général, je constate que le contrôle, en toute matière, aboutit à vicier l’action, à la pervertir... Je vous l’ai déjà dit : dès qu’une action est soumise à un contrôle, le but profond de celui qui agit n’est plus l’action même, mais il conçoit d’abord la prévision du contrôle, la mise en échec des moyens de contrôle. Le contrôle des études n’est qu’un cas particulier et une démonstration éclatante de cette observation très générale.

Le diplôme fondamental, chez nous, c’est le baccalauréat. Il a conduit à orienter les études sur un programme strictement défini et en considération d’épreuves qui, avant tout, représentent, pour les examinateurs, les professeurs et les patients, une perte totale, radicale et non compensée, de temps et de travail. Du jour où vous créez un diplôme, un contrôle bien défini, vous voyez aussitôt s’organiser en regard tout un dispositif non moins précis que votre programme, qui a pour but unique de conquérir ce diplôme par tous moyens. Le but de l’enseignement n’étant plus la formation de l’esprit, mais l’acquisition du diplôme, c’est le minimum exigible qui devient l’objet des études. Il ne s’agit plus d’apprendre le latin, ou le grec, ou la géométrie. Il s'agit d’emprunter, et non plus d’acquérir, d’emprunter ce qu’il faut pour passer le baccalauréat.

Ce n’est pas tout. Le diplôme donne à la société un fantôme de garantie, et aux diplômés des fantômes de droits. Le diplômé passe officiellement pour savoir : il garde toute sa vie ce brevet d’une science momentanée et purement expédiente. D’autre part, ce diplômé au nom de la loi est portéà croire qu’on lui doit quelque chose. Jamais convention plus néfaste à tout le monde, à l’Etat et aux individus (et, en particulier, à la culture) n’a été instituée. C’est en considération du diplôme, par exemple, que l’on a vu se substituer à la lecture des auteurs l’usage des résumés, des manuels, des comprimés de science extravagants, les recueils de questions et de réponses toutes faites, extraits et autres abominations. Il en résulte que plus rien dans cette culture altérée ne peut aider ni convenir à la vie d’un esprit qui se développe."

 

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PAUL VALERY

 

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diplome2BB

 

 

 

 

CITADELLE...Extrait

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Certes, j’ai moi aussi éprouvé, au cours de ma vie, la colère, l’amertume, la haine et la soif de vengeance. Au crépuscule des batailles perdues, comme des rebellions, chaque fois que je me suis découvert impuissant, et comme enfermé en moi-même, faute de pouvoir agir, selon ma volonté, sur mes troupes en vrac que ma parole n’atteignait plus, sur mes généraux séditieux qui s’inventaient des empereurs, sur les prophètes déments qui nouaient des grappes de fidèles en poings aveugles, j’ai connu alors la tentation de l’homme de colère.

Mais tu veux corriger le passé. Tu inventes trop tard la décision heureuse. Tu recommences le pas qui t’eût sauvé, mais participe, puisque l’heure en est révolue, de la pourriture du rêve. Et certes, il est un général qui t’a conseillé selon ses calculs d’attaquer à l’ouest ; tu réinventes l’histoire. Tu escamotes le donneur de conseils. Tu attaques au nord. Autant chercher à t’ouvrir une route en soufflant contre le granit d’une montagne.
« Ah ! te dis-tu dans la corruption de ton songe, si tel n’avait point agi, si tel n’avait point parlé, si tel n’avait point dormi, si tel n’avait point cru ou refusé de croire, si tel avait été présent, si tel s’était trouvé ailleurs, alors je serais vainqueur ! »

Mais ils te narguent d’être impossibles à les effacer, comme la tache de sang du remords. Et te vient le désir de les broyer dans les supplices, pour t’en défaire. Mais empilerais-tu sur eux toutes les meules de l’empire que tu n’empêcherais point qu’ils aient été.
Faible es-tu, de même que lâche, si tu cours ainsi dans la vie à la poursuite de responsables, réinventant un passé révolu dans la pourriture de ton rêve. Et il se trouve que tu livreras, d’épuration en épuration, ton peuple entier au fossoyeur.

(…) Car il n’est point de réfractaire. Il n’est point d’individu seul. Il n’est point d’homme qui se retranche véritablement. Plus naïfs sont ceux-là que les fabricants de mirlitonneries qui te mélangent, sous prétexte de poésie l’amour, le clair de lune, l’automne, les soupirs et la brise.
« Je suis ombre, dit ton ombre, et je méprise la lumière. » Mais elle en vit.

 

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ANTOINE DE SAINT-EXUPERY

 

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manus

Feuillets manucrits St Exupéry

 

 

 

 

NATACHA

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Natacha
Ton nom est déjà un voyage
A quoi bon dépenser nos sous
A partir et pour où
A partir

J'aime mieux les rivages ombreux
De notre grand lit aux draps bleus
Où l'on découvre des merveilles
Natacha
Ton ventre est une plaine à blé
Où le Lion court après la Vierge
Dans le soleil de Juillet
Et la plaine
Quand elle finit c'est pour venir
Caresser des montagnes douces
Où je cueille des fruits délectables

Natacha après les monts après les plaines
On arrive dans un pays
Où les mots ne peuvent plus rien dire
Un pays
Où je crois voir ton visage
Avec ta bouche qui s'entrouvre
Avec tes yeux qui cherchent l'ombre
Natacha
L'air que je respire est le tien
Je me baigne dans les grands flots
De tes cheveux abandonnés
Nos navires
Selon le temps selon la mer
Vont calmement ou bien se brisent
Mais c'est toujours pour le plaisir

Natacha
En toi je fais de longs voyages
Les plus beaux les plus délectables
Il me semblait que toi aussi
Tu t'en vas
Tu t'en vas faire le tour du monde
Le vrai cette fois avec des trains
Des Boings, des machs des turbines
Natacha
Je crois bien que tu reviendras
Non pas que je sois prétentieux
Mais nos voyages c'était bien mieux
A partir
J'aime mieux les rivages ombreux
De notre grand lit aux draps bleus
Où l'on découvrait des merveilles

 

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FRANCOIS BERANGER

 

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PREFACE "LES DAMNES DE LA TERRE " DE FRANTZ FANON PAR JEAN-PAUL SARTRE

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Il n'y a pas si longtemps, la terre comptait deux milliards d'habitants, soit cinq cents millions d'hommes et un milliard cinq cents millions d'indigènes. Les premiers disposaient du Verbe, les autres l'empruntaient. Entre ceux-là et ceux-ci, des roitelets vendus, des féodaux, une fausse bourgeoisie forgée de toutes pièces servaient d'intermédiaires. Aux colonies la vérité se montrait nue ; les “ métropoles ” la préféraient vêtue ; il fallait que l'indigène les aimât. Comme des mères, en quelque sorte. L'élite européenne entreprit de fabriquer un indigénat d'é- lite ; on sélectionnait des adolescents, on leur marquait sur le front, au fer rouge, les principes de la culture occidentale, on leur fourrait dans la bouche des bâillons sonores, grands mots pâteux qui collaient aux dents ; après un bref séjour en métropole, on les renvoyait chez eux, truqués. Ces mensonges vivants n'avaient plus rien à dire à leurs frères ; ils résonnaient ; de Paris, de Londres, d'Amsterdam nous lancions des mots “ Parthénon !

Fraternité ! ” et, quelque part en Afrique, en Asie, des lèvres s'ouvraient : “... thénon ! ... nité ! ” C'était l'âge d'or.

Il prit fin : les bouches s'ouvrirent seules ; les voix jaunes et noires parlaient encore de notre humanisme mais c'était pour nous reprocher notre inhumanité. Nous écoutions sans déplaisir ces courtois exposés d'amertume. D'abord ce fut un émerveillement fier : comment ? Ils causent tout seuls ? Voyez pourtant ce que nous avons fait d'eux ! Nous ne doutions pas qu'ils acceptassent notre idéal puisqu'ils nous accusaient de n'y être pas fidèles ; pour le coup, l'Europe crut à sa mission : elle avait hellénisé les Asiatiques, créé cette espèce nouvelle, les nègres gréco-latins.

Nous ajoutions, tout à fait entre nous, pratiques : et puis laissons les gueuler, ça les soulage ; chien qui aboie ne mord pas.

Une autre génération vint, qui déplaça la question. Ses écrivains, ses poètes, avec une incroyable patience, essayèrent de nous expliquer que nos valeurs collaient mal avec la vente de leur vie qu'ils ne pouvaient ni tout à fait les rejeter m les assimiler En gros, cela voulait dire : vous faites de nous des monstres votre humanisme nous prétend universels et vos pratiques racistes nous particularisent. Nous les écoutions, très décontractés : les administrateurs coloniaux ne sont pas payés pour lire Hegel, aussi bien le lisent-ils peu, mais ils n'ont pas besoin de ce philosophe pour savoir que les consciences malheureuses s'empêtrent dans leurs contradictions. Efficacité nulle. Donc perpétuons leur malheur, il n'en sortira que du vent. S'il y avait, nous disaient les experts, l'ombre d'une revendication dans leurs gémissements, ce serait celle de l'intégration. Pas question de l'accorder, bien entendu : on eût ruiné le système qui repose, comme vous savez, sur la surexploitation. Mais il suffirait de tenir devant leurs yeux cette carotte : ils galoperaient. Quant à se révolter, nous étions bien tranquilles : quel indigène conscient s'en irait massacrer les beaux fils de l'Europe à seule fin de devenir européen comme eux ? Bref, nous encouragions ces mélancolies et ne trouvâmes pas mauvais, une fois, de décerner le prix Concourt à un nègre : c'était avant 39.

1961 Écoutez : “ Ne perdons pas de temps en stériles litanies ou en mimétismes nauséabonds. Quittons cette Europe qui n'en finit pas de parler de l'homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre, à tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde. Voici des siècles... qu'au nom d'une prétendue "aventure spirituelle" elle étouffe la quasi-totalité de l'humanité. ” Ce ton est neuf. Qui ose le prendre ? Un Africain, homme du tiers monde, ancien colonisé. Il ajoute : “ L'Europe a acquis une telle vitesse folle, désordonnée... qu'elle va vers des abîmes dont il vaut mieux s'éloigner. ” Autrement dit : elle est foutue. Une vérité qui n'est pas bonne à dire mais dont - n est- ce pas, mes chers co-continentaux ? - nous sommes tous, entre chair et cuir, convaincus.

Il faut faire une réserve, pourtant. Quand un Français, par exemple, dit à d'autres Français : “ Nous sommes foutus ! ” - ce qui, à ma connaissance, se produit à peu près tous les jours depuis 1930 -, c'est un discours passionnel, brûlant de rage et d'amour, l'orateur se met dans le bain avec tous ses compatriotes. Et puis il ajoute généralement : “ À moins que... ” On voit ce que c'est : il n'y a plus une faute à commettre ; si ses recommandations ne sont pas suivies à la lettre, alors et seulement alors le pays se désintégrera. Bref, c'est une menace suivie d'un conseil et ces propos choquent d'autant moins qu'ils jaillissent de l'intersubjectivité nationale. Quand Fanon, au contraire, dit de l'Europe qu'elle court à sa perte, loin de pousser un cri d'alarme, il propose un diagnostic. Ce médecin ne prétend ni la condamner sans recours - on a vu des miracles - ni lui donner les moyens de guérir : il constate qu'elle agonise. Du dehors, en se basant sur les symptômes qu'il a pu recueillir. Quant à la soigner, non : il a d'autres soucis en tête ; qu'elle crève ou qu'elle survive, il s'en moque. Par cette raison, son livre est scandaleux.

Et si vous murmurez, rigolards et gênés : “ Qu'est-ce qu'il nous met ! ”, la vraie nature du scandale vous échappe : car Fanon ne vous “ met ” rien du tout ; son ouvrage - si brûlant pour d'autres - reste pour vous glacé ; on y parle de vous souvent, à vous jamais. Finis les Concourt noirs et les Nobel jaunes : il ne reviendra plus le temps des lauréats colonisés. Un ex-indigène “ de langue française ” plie cette langue à des exigences nouvelles, en use et s'adresse aux seuls colonisés : “ Indigènes de tous les pays sous-développés, unissez-vous ! ” Quelle déchéance : pour les pères, nous étions les uniques interlocuteurs ; les fils ne nous tiennent même plus pour des interlocuteurs valables : nous sommes les objets du discours. Bien sûr, Fanon mentionne au passage nos crimes fameux, Sétif, Hanoi', Madagascar, mais il ne perd pas sa peine à les condamner : il les utilise. S'il démonte les tactiques du colonialisme, le jeu complexe des relations qui unissent et qui opposent les colons aux “ métropolitains ” c'est pour ses frères ; son but est de leur apprendre à nous déjouer.

Bref le tiers monde se découvre et se parle par cette voix. On sait qu'il n'est pas homogène et qu'on y trouve encore des peuples asservis, d'autres qui ont acquis une fausse indépendance d'autres qui se battent pour conquérir la souveraineté, d'autres enfin qui ont gagné la liberté plénière mais qui vivent sous la menace constante d'une agression impérialiste. Ces différences sont nées de l'histoire coloniale, cela veut dire de 1 oppression. Ici la Métropole s'est contentée de payer quelques féodaux : là, divisant pour régner, elle a fabriqué de toutes pie- ces une bourgeoisie de colonisés ; ailleurs elle a fait coup double- la colonie est à la fois d'exploitation et de peuplement.

Ainsi l'Europe a-t-elle multiplié les divisions, les oppositions, forgé des classes et parfois des racismes, tenté par tous les expédients de provoquer et d'accroître la stratification des sociétés colonisées. Fanon ne dissimule rien : pour lutter contre nous, l'ancienne colonie doit lutter contre elle-même. Ou plutôt les deux ne font qu'un. Au feu du combat, toutes les barrières intérieures doivent fondre, l'impuissante bourgeoisie d'affairistes et de compradores, le prolétariat urbain, toujours privilégie, le lumpenproletariat des bidonvilles, tous doivent s'aligner sur les positions des masses rurales, véritable réservoir de 1 armée nationale et révolutionnaire ; dans ces contrées dont le colonialisme a délibérément stoppé le développement, la paysannerie, quand elle se révolte, apparaît très vite comme la classe radicale- elle connaît l'oppression nue, elle en souffre beaucoup plus que les travailleurs des villes et, pour l'empêcher de mourir de faim, il ne faut rien de moins qu'un éclatement de toutes les structures. Qu'elle triomphe, la Révolution nationale sera socialiste ; qu'on arrête son élan, que la bourgeoisie colonisée prenne le pouvoir, le nouvel État, en dépit d'une souveraineté formelle, reste aux mains des impérialistes. C'est ce qu illustre assez bien l'exemple du Katanga. Ainsi l'unité du tiers monde n'est pas faite : c'est une entreprise en cours qui passe par 1’union, en chaque pays, après comme avant l'indépendance, de tous les colonisés sous le commandement de la classe paysanne.

Voilà ce que Fanon explique à ses frères d'Afrique, d’Asie, d'Amérique latine : nous réaliserons tous ensemble et partout le socialisme révolutionnaire ou nous serons battus un à un par nos anciens tyrans. Il ne dissimule rien ; ni les faiblesses, ni les dis- cordes, ni les mystifications. Ici le mouvement prend un mauvais départ ; là, après de foudroyants succès, il est en perte de vitesse ; ailleurs il s'est arrêté : si l'on veut qu'il reprenne, il faut que les paysans jettent leur bourgeoisie à la mer. Le lecteur est sévèrement mis en garde contre les aliénations les plus dangereuses : le leader, le culte de la personne, la culture occidentale et, tout aussi bien, le retour du lointain passé de la culture africaine : la vraie culture c'est la Révolution ; cela veut dire qu'elle se forge à chaud. Fanon parle à voix haute ; nous, les Européens, nous pouvons l'entendre : la preuve en est que vous tenez ce livre entre vos mains ; ne craint-il pas que les puissances coloniales tirent profit de sa sincérité ?

Non. Il ne craint rien. Nos procédés sont périmés : ils peuvent retarder parfois l'émancipation, ils ne l'arrêteront pas. Et n'imaginons pas que nous pourrons rajuster nos méthodes : le néo-colonialisme, ce rêve paresseux des Métropoles, c'est du vent ; les “ troisièmes forces ” n'existent pas ou bien ce sont les bourgeoisies bidon que le colonialisme a déjà mises au pouvoir.

Notre machiavélisme a peu de prises sur ce monde fort éveillé qui a dépisté l'un après l'autre nos mensonges. Le colon n'a qu'un recours : la force, quand il lui en reste ; l'indigène n'a qu'un choix : la servitude ou la souveraineté. Qu'est-ce que ça peut lui faire, à Fanon, que vous lisiez ou non son ouvrage, c'est à ses frères qu'il dénonce nos vieilles malices, sûr que nous n'en avons pas de rechange. C'est à eux qu'il dit : l'Europe a mis les pattes sur nos continents, il faut les taillader jusqu'à ce qu'elle les retire ; le moment nous favorise : rien n'arrive à Bizerte, àÉlisabethville, dans le bled algérien que la terre entière n'en soit informée ; les blocs prennent des partis contraires, ils se tiennent en respect, profitons de cette paralysie, entrons dans l'histoire et que notre irruption la rende universelle pour la première fois ; battons-nous : à défaut d'autres armes, la patience du couteau suffira.

Européens, ouvrez ce livre, entrez-y. Après quelques pas dans la nuit vous verrez des étrangers réunis autour d'un feu, approchez, écoutez : ils discutent du sort qu'ils réservent à vos comptoirs, aux mercenaires qui les défendent. Ils vous verront peut-être, mais ils continueront de parler entre eux, sans même baisser la voix. Cette indifférence frappe au cœur : les pères, créatures de l'ombre, vos créatures, c'étaient des âmes mortes, vous leur dispensiez la lumière, ils ne s'adressaient qu'à vous, et vous ne preniez pas la peine de répondre à ces zombies. Les fils vous ignorent : un feu les éclaire et les réchauffe, qui n'est pas le vôtre. Vous, à distance respectueuse, vous vous sentirez furtifs, nocturnes, transis : chacun son tour ; dans ces ténèbres d'où va surgir une autre aurore, les zombies, c'est vous.

En ce cas, direz-vous, jetons cet ouvrage par la fenêtre. Pourquoi le lire puisqu'il n'est pas écrit pour nous ? Pour deux motifs dont le premier est que Fanon vous explique à ses frères et démonte pour eux le mécanisme de nos aliénations : profitez- en pour vous découvrir à vous-mêmes dans votre vérité d'objets. Nos victimes nous connaissent par leurs blessures et par leurs fers : c'est ce qui rend leur témoignage irréfutable. Il suffit qu'elles nous montrent ce que nous avons fait d'elles pour que nous connaissions ce que nous avons fait de nous. Est-ce utile ?

Oui, puisque l'Europe est en grand danger de crever. Mais, direz-vous encore, nous vivons dans la Métropole et nous réprouvons les excès. C’est vrai : vous n'êtes pas des colons, mais vous ne valez pas mieux. Ce sont vos pionniers, vous les avez envoyés, outre-mer, ils vous ont enrichis ; vous les aviez prévenus : s'ils faisaient couler trop de sang, vous les désavoueriez du bout des lèvres ; de la même manière un État - quel qu'il soit - entretient à l'étranger une tourbe d'agitateurs, de provocateurs et d'espions qu'il désavoue quand on les prend. Vous, si libéraux, si humains, qui poussez l'amour de la culture jusqu'à la préciosité, vous faites semblant d'oublier que vous avez des colonies et qu'on y massacre en votre nom. Fanon révèle à ses camarades - à certains d'entre eux, surtout, qui demeurent un peu trop occidentalisés - la solidarité des “ métropolitains ” et de leurs agents coloniaux. Ayez le courage de le lire : par cette première raison qu'il vous fera honte et que la honte, comme a dit Marx, est un sentiment révolutionnaire. Vous voyez : moi aussi je ne peux me déprendre de l'illusion subjective. Moi aussi, je vous dis : “ Tout est perdu, à moins que... ” Européen, je vole le livre d'un ennemi et j'en fais un moyen de guérir l'Europe. Profitez-en.

*

Et voici la seconde raison : si vous écartez les bavardages fascistes de Sorel, vous trouverez que Fanon est le premier depuis Engels à remettre en lumière l'accoucheuse de l'histoire.

Et n'allez pas croire qu'un sang trop vif ou que des malheurs d'enfance lui aient donné pour la violence je ne sais quel goût singulier : il se fait l'interprète de la situation, rien de plus. Mais cela suffit pour qu'il constitue, étape par étape, la dialectique que l'hypocrisie libérale vous cache et qui nous a produits tout autant que lui.

Au siècle dernier, la bourgeoisie tient les ouvriers pour des envieux, déréglés par de grossiers appétits, mais elle prend soin d'inclure ces grands brutaux dans notre espèce : à moins d'être hommes et libres, comment pourraient-ils vendre librement leur force de travail. En France, en Angleterre, l'humanisme se pré- tend universel.

Avec le travail forcé, c'est tout le contraire : pas de contrat ; en plus de ça, il faut intimider ; donc l'oppression se montre. Nos soldats, outre-mer, repoussant l'universalisme métropolitain, appliquent au genre humain le numerus clausus : puisque nul ne peut sans crime dépouiller son semblable, l'asservir ou le tuer, ils posent en principe que le colonisé n'est pas le semblable de l'homme. Notre force de frappe a reçu mission de changer cette abstraite certitude en réalité : ordre est donné de ravaler les habitants du territoire annexé au niveau du singe supérieur pour justifier le colon de les traiter en bêtes de somme. La violence coloniale ne se donne pas seulement le but de tenir en respect ces hommes asservis, elle cherche à les déshumaniser. Rien ne sera ménagé pour liquider leurs traditions, pour substituer nos langues aux leurs, pour détruire leur culture sans leur donner la nôtre ; on les abrutira de fatigue. Dénourris, malades, s'ils résistent encore la peur terminera le job : on braque sur le paysan des fusils ; viennent des civils qui s'installent sur sa terre et le contraignent par la cravache à la cultiver pour eux. S'il résiste, les soldats tirent, c'est un homme mort ; s'il cède, il se dégrade, ce n'est plus un homme ; la honte et la crainte vont fissurer son caractère, désintégrer sa personne. L'affaire est menée tambour battant, par des experts : ce n'est pas d'aujourd'hui que datent les “ services psychologiques ”. Ni le lavage de cerveau. Et pourtant, malgré tant d'efforts, le but n'est atteint nulle part : au Congo, où l'on coupait les mains des nègres, pas plus qu'en Angola où, tout récemment, on trouait les lèvres des mécontents pour les fermer par des cadenas. Et je ne prétends pas qu'il soit impossible de changer un homme en bête : je dis qu'on n'y par- vient pas sans l'affaiblir considérablement ; les coups ne suffi- sent jamais, il faut forcer sur la dénutrition. C'est l'ennui, avec la servitude : quand on domestique un membre de notre espèce, on diminue son rendement et, si peu qu'on lui donne, un homme de basse-cour finit par coûter plus qu'il ne rapporte. Par cette raison les colons sont obligés d'arrêter le dressage à la mi- temps : le résultat, ni homme ni bête, c'est l'indigène. Battu, sous-alimenté, malade, apeuré, mais jusqu'à un certain point seulement, il a, jaune, noir ou blanc, toujours les mêmes traits de caractère : c'est un paresseux, sournois et voleur, qui vit de rien et ne connaît que la force.

Pauvre colon : voilà sa contradiction mise à nu. Il devrait, comme fait, dit-on, le génie, tuer ceux qu'il pille. Or cela n'est pas possible : ne faut-il pas aussi qu'il les exploite ? Faute de pousser le massacre jusqu'au génocide, et la servitude jusqu'à l'abêtissement, il perd les pédales, l'opération se renverse, une implacable logique la mènera jusqu'à la décolonisation.

Pas tout de suite. D'abord l'Européen règne : il a déjà perdu mais ne s'en aperçoit pas ; il ne sait pas encore que les indigènes sont de faux indigènes : il leur fait du mal, à l'entendre, pour détruire ou pour refouler le mal qu'ils ont en eux ; au bout de trois générations, leurs pernicieux instincts ne renaîtront plus.

Quels instincts ? Ceux qui poussent les esclaves à massacrer le maître ? Comment n'y reconnaît-il pas sa propre cruauté retour- née contre lui ? La sauvagerie de ces paysans opprimés, comment n'y retrouve-t-il pas sa sauvagerie de colon qu'ils ont absorbée par tous les pores et dont ils ne se guérissent pas ? La raison est simple : ce personnage impérieux, affolé par sa toute- puissance et par la peur de la perdre, ne se rappelle plus très bien qu'il a été un homme : il se prend pour une cravache ou pour un fusil ; il en est venu à croire que la domestication des “ races inférieures ” s'obtient par le conditionnement de leurs réflexes.

Il néglige la mémoire humaine, les souvenirs ineffaçables ; et puis, surtout, il y a ceci qu'il n'a peut-être jamais su : nous ne devenons ce que nous sommes que par la négation intime et radicale de ce qu'on a fait de nous. Trois générations ? Dès la seconde, à peine ouvraient-ils les yeux, les fils ont vu battre leurs pères. En termes de psychiatrie, les voilà“ traumatisés ”.

Pour la vie. Mais ces agressions sans cesse renouvelées, loin de les porter à se soumettre, les jettent dans une contradiction insupportable dont l'Européen, tôt ou tard, fera les frais. Après cela, qu'on les dresse à leur tour, qu'on leur apprenne la honte, la douleur et la faim : on ne suscitera dans leurs corps qu'une rage volcanique dont la puissance est égale à celle de la pression qui s'exerce sur eux. Ils ne connaissent, disiez-vous, que la force ? Bien sûr ; d'abord ce ne sera que celle du colon et, bien- tôt, que la leur, cela veut dire : la même rejaillissant sur nous comme notre reflet vient du fond d'un miroir à notre rencontre.

Ne vous y trompez pas ; par cette folle rogne, par cette bile et ce fiel, par leur désir permanent de nous tuer, par la contracture permanente de muscles puissants qui ont peur de se dénouer, ils sont hommes : par le colon, qui les veut hommes de peine, et contre lui. Aveugle encore, abstraite, la haine est leur seul trésor : le Maître la provoque parce qu'il cherche à les abêtir, il échoue à la briser parce que ses intérêts l'arrêtent à mi-chemin ; ainsi les faux indigènes sont humains encore, par la puissance et l'impuissance de l'oppresseur qui se transforment, chez eux, en un refus entêté de la condition animale. Pour le reste on a com- pris ; ils sont paresseux, bien sûr : c'est du sabotage. Sournois, voleurs : parbleu ; leurs menus larcins marquent le commencement d'une résistance encore inorganisée. Cela ne suffit pas : il en est qui s'affirment en se jetant à mains nues contre les fusils ; ce sont leurs héros ; et d'autres se font hommes en assassinant des Européens. On les abat : brigands et martyrs, leur supplice exalte les masses terrifiées.

Terrifiées, oui : en ce nouveau moment, l'agression coloniale s'intériorise en Terreur chez les colonisés. Par là je n'entends pas seulement la crainte qu'ils éprouvent devant nos inépuisables moyens de répression mais aussi celle que leur inspire leur propre fureur. Ils sont coincés entre nos armes qui les visent et ces effrayantes pulsions, ces désirs de meurtre qui montent du fond des cœurs et qu'ils ne reconnaissent pas toujours : car ce n'est pas d'abord leur violence, c'est la nôtre, retournée, qui grandit et les déchire ; et le premier mouvement de ces opprimés est d'enfouir profondément cette inavouable colère que leur morale et la nôtre réprouvent et qui n'est pourtant que le dernier réduit de leur humanité. Lisez Fanon : vous saurez que, dans le temps de leur impuissance, la folie meurtrière est l'inconscient collectif des colonisés.

Cette furie contenue, faute d'éclater, tourne en rond et ravage les opprimés eux-mêmes. Pour s'en libérer, ils en viennent à se massacrer entre eux : les tribus se battent les unes contre les autres faute de pouvoir affronter l'ennemi véritable - et vous pouvez compter sur la politique coloniale pour entretenir leurs rivalités ; le frère, levant le couteau contre son frère, croit détruire, une fois pour toutes, l'image détestée de leur avilissement commun. Mais ces victimes expiatoires n'apaisent pas leur soif de sang ; ils ne s'empêcheront de marcher contre les mitrailleuses qu'en se faisant nos complices : cette déshumanisation qu'ils repoussent, ils vont de leur propre chef en accélérer les progrès. Sous les yeux amusés du colon, ils se prémuniront contre eux-mêmes par des barrières surnaturelles, tantôt ranimant de vieux mythes terribles, tantôt se ligotant par des rites méticuleux : ainsi l'obsédé fuit son exigence profonde en s'infligeant des manies qui le requièrent à chaque instant. Ils dansent : ça les occupe ; ça dénoue leurs muscles douloureusement contractés et puis la danse mime en secret, souvent à leur insu, le Non qu'ils ne peuvent dire, les meurtres qu'ils n'osent commettre. En certaines régions ils usent de ce dernier recours : la possession. Ce qui était autrefois le fait religieux dans sa simplicité, une certaine communication du fidèle avec le sacré, ils en font une arme contre le désespoir et l'humiliation : les zars, les loas, les Saints de la Sainterie descendent en eux, gouvernent leur violence et la gaspillent en transes jusqu'à l'épuisement. En même temps ces hauts personnages les protègent : cela veut dire que les colonisés se défendent de l'aliénation coloniale en renchérissant sur l'aliénation religieuse. Avec cet unique résultat, au bout du compte, qu'ils cumulent les deux aliénations et que chacune se renforce par l'autre. Ainsi, dans certaines psychoses, las d'être insultés tous les jours, les hallucinés s'avisent un beau matin d'entendre une voix d'ange qui les complimente ; les quolibets ne cessent pas pour autant : désormais ils alternent avec la félicitation. C'est une défense et c'est la fin de leur aventure : la personne est dissociée, le malade s'achemine vers la démence. Ajoutez, pour quelques malheureux rigoureusement sélectionnés, cette autre possession dont j'ai parlé plus haut : la culture occidentale. À leur place, direz-vous, j'aimerais encore mieux mes zars que l'Acropole. Bon : vous avez compris. Pas tout à fait cependant car vous n'êtes pas à leur place. Pas encore. Sinon vous sauriez qu'ils ne peuvent pas choisir : ils cumulent. Deux mondes, ça fait deux possessions : on danse toute la nuit, à l'aube on se presse dans les églises pour entendre la messe ; de jour en jour la fêlure s'accroît. Notre ennemi trahit ses frères et se fait notre complice ; ses frères en font autant. L'indigénat est une névrose introduite et maintenue par le colon chez les colonisés avec leur consentement.

Réclamer et renier, tout à la fois, la condition humaine : la contradiction est explosive. Aussi bien explose-t-elle, vous le savez comme moi. Et nous vivons au temps de la déflagration : que la montée des naissances accroisse la disette, que les nouveaux venus aient à redouter de vivre un peu plus que de mourir, le torrent de la violence emporte toutes les barrières. En Algérie, en Angola, on massacre à vue les Européens. C'est le moment du boomerang, le troisième temps de la violence : elle revient sur nous, elle nous frappe et, pas plus que les autres fois, nous ne comprenons que c'est le nôtre. Les “ libéraux ” restent hébétés : ils reconnaissent que nous n'étions pas assez polis avec les indigènes, qu'il eût été plus juste et plus prudent de leur accorder certains droits dans la mesure du possible ; Ils ne demandaient pas mieux que de les admettre par fournées et sans parrain dans ce club si fermé, notre espèce : et voici que ce déchaînement barbare et fou ne les épargne pas plus que les mauvais colons. La gauche métropolitaine est gênée : elle connaît le véritable sort des indigènes, l'oppression sans merci dont ils font l'objet, elle ne condamne pas leur révolte, sachant que nous avons tout fait pour la provoquer. Mais tout de même, pense-t-elle, il y a des limites : ces guérilleros devraient tenir à cœur de se montrer chevaleresques ; ce serait le meilleur moyen de prouver qu'ils sont des hommes. Parfois elle les gourmande : “ Vous allez trop fort, nous ne vous soutiendrons plus. ” Ils s'en foutent : pour ce que vaut le soutien qu'elle leur accorde, elle peut tout aussi bien se le mettre au cul. Dès que leur guerre a commencé, ils ont aperçu cette vérité rigoureuse : nous nous valons tous tant que nous sommes, nous avons tous profité d'eux, ils n'ont rien à prouver. Us ne feront de traitement de faveur à personne. Un seul devoir, un seul objectif : chasser le colonialisme par tous les moyens. Et les plus avisés d'entre nous seraient, à la rigueur, prêts à l'admettre mais Us ne peuvent s'empêcher de voir dans cette épreuve de force le moyen tout inhumain que des sous-hommes ont pris pour se faire octroyer une charte d'humanité : qu'on l'accorde au plus vite el qu'Us tâchent alors, par des entreprises pacifiques, de la mériter Nos belles âmes sont racistes.

Elles auront profit à lire Fanon ; cette violence irrépressible il le montre parfaitement, n'est pas une absurde tempête ni la résurrection d'instincts sauvages ni même un effet du ressentiment : c'est l'homme lui-même se recomposant. Cette vérité, nous l'avons sue, je crois, et nous l'avons oubliée : les marques de la violence, nulle douceur ne les effacera : c'est la violence qui peut seule les détruire. Et le colonisé se guérit de la névrose coloniale en chassant le colon par les armes. Quand sa rage éclate, il retrouve sa transparence perdue, il se connaît dans la mesure même où il se fait ; de loin nous tenons sa guerre comme le triomphe de la barbarie ; mais elle procède par elle-même à l'émancipation progressive du combattant, elle liquide en lui et hors de lui, progressivement, les ténèbres coloniales. Dès qu'elle commence, elle est sans merci. Il faut rester terrifié ou devenir terrible ; cela veut dire : s'abandonner aux dissociations d'une vie truquée ou conquérir l'unité natale. Quand les paysans touchent des fusils, les vieux mythes pâlissent, les interdits sont un à un renversés : l'arme d'un combattant, c'est son humanité.

Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds. Dans cet instant la Nation ne s'éloigne pas de lui : on la trouve où il va, où il est - jamais plus loin, elle se confond avec sa liberté. Mais, après la première surprise, l'armée coloniale réagit : il faut s'unir ou se faire massacrer. Les discordes tribales s'atténuent, tendent à disparaître : d'abord parce qu'elles mettent en danger la Révolution, et plus profondément parce qu'elles n'avaient d'autre office que de dériver la violence vers de faux ennemis.

Quand elles demeurent - comme au Congo -, c'est qu'elles sont entretenues par les agents du colonialisme. La Nation se met en marche : pour chaque frère elle est partout où d'autres frères combattent. Leur amour fraternel est l'envers de la haine qu'ils vous portent : frères en ceci que chacun d'eux a tué, peut, d'un instant à l'autre, avoir tué. Fanon montre à ses lecteurs les limites de la “ spontanéité”, la nécessité et les dangers de “ l'organisation ”. Mais, quelle que soit l'immensité de la tâche, à chaque développement de l'entreprise la conscience révolutionnaire s'approfondit. Les derniers complexes s'envolent : qu'on vienne un peu nous parler du “ complexe de dépendance ” chez le soldat de l'ALN. Libéré de ses œillères, le paysan prend connaissance de ses besoins : ils le tuaient mais il tentait de les ignorer ; il les découvre comme des exigences infinies. En cette violence populaire - pour tenir cinq ans, huit ans comme ont fait les Algériens, les nécessités militaires, sociales et politiques ne se peuvent distinguer. La guerre - ne fût-ce qu'en posant la question du commandement et des responsabilités - institue de nouvelles structures qui seront les premières institutions de la paix. Voici donc l'homme instauré jusque dans des traditions nouvelles, filles futures d'un horrible présent, le voici légitimé par un droit qui va naître, qui naît chaque jour au feu : avec le dernier colon tué, rembarqué ou assimilé, l'espèce minoritaire disparaît, cédant la place à la fraternité socialiste. Et ce n'est pas encore assez : ce combattant brûle les étapes ; vous pensez bien qu'il ne risque pas sa peau pour se retrouver au niveau du vieil homme “ métropolitain ”. Voyez sa patience : peut-être rêve-t-il quelquefois d'un nouveau Dien-Bien-Phu ; mais croyez qu'il n'y compte pas vraiment : c'est un gueux luttant, dans sa misère, contre des riches puissamment armés. En attendant les victoires décisives et, souvent, sans rien attendre, il travaille ses adversaires à l'écœurement. Cela n'ira pas sans d'effroyables pertes ; l'armée coloniale devient féroce : quadrillages, ratissages, regroupements, expéditions punitives ; on massacre les femmes et les enfants. Il le sait : cet homme neuf commence sa vie d'homme par la fin ; il se tient pour un mort en puissance, n sera tué : ce n'est pas seulement qu'il en accepte le risque, c'est qu'il en a la certitude ; ce mort en puissance a perdu sa femme, ses fils ; il a vu tant d'agonies qu'il veut vaincre plutôt que survivre ; d'autres profiteront de la victoire, pas lui : il est trop las. Mais cette fatigue du cœur est à l'origine d'un incroyable courage.

Nous trouvons notre humanité en deçà de la mort et du désespoir, il la trouve au-delà des supplices et de la mort. Nous avons été les semeurs de vent ; la tempête, c'est lui. Fils de la violence, il puise en elle à chaque instant son humanité : nous étions hommes à ses dépens, il se fait homme aux nôtres. Un autre homme : de meilleure qualité.

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Ici Fanon s'arrête. Il a montré la route : porte-parole des combattants, il a réclamé l'union, l'unité du continent africain contre toutes les discordes et tous les particularismes. Son but est atteint. S'il voulait décrire intégralement le fait historique de la décolonisation, il lui faudrait parler de nous : ce qui n'est certes pas son propos. Mais, quand nous avons fermé le livre, il se poursuit en nous, malgré son auteur : car nous éprouvons la force des peuples en révolution et nous y répondons par la force.

Il y a donc un nouveau moment de la violence et c'est à nous, cette fois, qu'il faut revenir car elle est en train de nous changer dans la mesure où le faux indigène se change à travers elle. À chacun de mener ses réflexions comme il veut. Pourvu toutefois qu'il réfléchisse : dans l'Europe d'aujourd'hui, tout étourdie par les coups qu'on lui porte, en France, en Belgique, en Angleterre, le moindre divertissement de la pensée est une complicité criminelle avec le colonialisme. Ce livre n'avait nul besoin d'une préface. D'autant moins qu'il ne s'adresse pas à nous. J'en ai fait une, cependant, pour mener jusqu'au bout la dialectique : nous aussi, gens de l'Europe, on nous décolonise : cela veut dire qu'on extirpe par une opération sanglante le colon qui est en chacun de nous. Regardons-nous, si nous en avons le courage, et voyons ce qu'il advient de nous.

Il faut affronter d'abord ce spectacle inattendu : le strip-tease de notre humanisme. Le voici tout nu, pas beau : ce n'était qu'une idéologie menteuse, l'exquise justification du pillage ; ses tendresses et sa préciosité cautionnaient nos agressions. Ils ont bonne mine, les non-violents : ni victimes ni bourreaux !

Allons ! Si vous n'êtes pas victimes, quand le gouvernement que vous avez plébiscité, quand l'armée où vos jeunes frères ont servi, sans hésitation ni remords, ont entrepris un “ génocide ”, vous êtes indubitablement des bourreaux. Et si vous choisissez d'être victimes, de risquer un jour ou deux de prison, vous choisissez simplement de tirer votre épingle du jeu. Vous ne 1'en tirerez pas : il faut qu'elle y reste jusqu'au bout. Comprenez enfin ceci : si la violence a commencé ce soir, si l'exploitation l'oppression n'ont jamais existé sur terre, peut-être la non-violence affichée peut apaiser la querelle. Mais si le régime tout entier et jusqu'à vos non-violentes pensées sont conditionnées par une oppression millénaire, votre passivité ne sert qu'à vous ranger du côté des oppresseurs.

Vous savez bien que nous sommes des exploiteurs. Vous savez bien que nous avons pris l'or et les métaux puis le pétri des “ continents neufs ” et que nous les avons ramenés dans vieilles métropoles. Non sans d'excellents résultats : des pals des cathédrales, des capitales industrielles ; et puis quand crise menaçait, les marchés coloniaux étaient là pour l'amortir ou la détourner. L'Europe, gavée de richesses, accorda de jure l'humanitéà tous ses habitants : un homme, chez nous, ça veut dire un complice puisque nous avons tous profité de l'exploitation coloniale. Ce continent gras et blême finit par donner de ce que Fanon nomme justement le “ narcissisme ”. Cocteau s’agaçait de Paris, “ cette ville qui parle tout le temps d'el même ”. Et l'Europe, que fait-elle d'autre ? Et ce monstre sureuropéen, l'Amérique du Nord ? Quel bavardage : libertéégalité, fraternité, amour, honneur, patrie, que sais-je ? Cela nous empêchait pas de tenir en même temps des discours racistes, sale nègre, sale juif, sale raton. De bons esprits, libéraux tendres - des néo-colonialistes, en somme - se prétendaient choqués par cette inconséquence ; erreur ou mauvaise foi : ri de plus conséquent, chez nous, qu'un humanisme raciste puisque l'Européen n'a pu se faire homme qu'en fabriquant des esclaves et des monstres. Tant qu'il y eut un indigénat, ce imposture ne fut pas démasquée ; on trouvait dans le genre humain une abstraite postulation d'universalité qui servait couvrir des pratiques plus réalistes : il y avait, de l'autre côté c mers, une race de sous-hommes qui, grâce à nous, dans mi ans peut-être, accéderait à notre état. Bref on confondait genre avec l'élite. Aujourd'hui l'indigène révèle sa vérité ; du coup, notre club si fermé révèle sa faiblesse : ce n'était ni plus ni moins qu'une minorité. Il y a pis : puisque les autres se font hommes contre nous, il apparaît que nous sommes les ennemis du genre humain ; l'élite révèle sa vraie nature : un gang. Nos chères valeurs perdent leurs ailes ; à les regarder de près, on n'en trouvera pas une qui ne soit tachée de sang. S'il vous faut un exemple, rappelez-vous ces grands mots : que c'est généreux, la France. Généreux, nous ? Et Sétif ? Et ces huit années de guerre féroce qui ont coûté la vie à plus d'un million d'Algériens ? Et la gégène. Mais comprenez bien qu'on ne nous reproche pas d'avoir trahi je ne sais quelle mission : pour la bonne raison que nous n'en avions aucune. C'est la générosité même qui est en cause ; ce beau mot chantant n'a qu'un sens : statut octroyé.

Pour les hommes d'en face, neufs et délivrés, personne n'a le pouvoir ni le privilège de rien donner à personne. Chacun a tous les droits. Sur tous ; et notre espèce, lorsqu'un jour elle se sera faite, ne se définira pas comme la somme des habitants du globe mais comme l'unité infinie de leurs réciprocités. Je m'arrête ; vous finirez le travail sans peine ; il suffit de regarder en face, pour la première et pour la dernière fois, nos aristocratiques ver- tus : elles crèvent ; comment survivraient-elles à l'aristocratie de sous-hommes qui les a engendrées. Il y a quelques années, un commentateur bourgeois - et colonialiste - pour défendre l'Occident n'a trouvé que ceci : “ Nous ne sommes pas des anges. Mais nous, du moins, nous avons des remords. ” Quel aveu ! Autrefois notre continent avait d'autres flotteurs : le Parthénon, Chartres, les Droits de l'homme, la svastika. On sait à présent ce qu'ils valent : et l'on ne prétend plus nous sauver du naufrage que par le sentiment très chrétien de notre culpabilité.

C'est la fin, comme vous voyez : l'Europe fait eau de toute part.

Que s'est-il donc passé ? Ceci, tout simplement, que nous étions les sujets de l'histoire et que nous en sommes à présent les objets. Le rapport des forces s'est renversé, la décolonisation est en cours ; tout ce que nos mercenaires peuvent tenter c'est d'en retarder l'achèvement.

Encore faut-il que les vieilles “ métropoles ” y mettent le paquet, qu'elles engagent dans une bataille d'avance perdue toutes leurs forces. Cette vieille brutalité coloniale qui a fait la gloire douteuse des Bugeaud, nous la retrouvons, à la fin de l'aventure, décuplée, insuffisante. On envoie le contingent en Algérie, il s'y maintient depuis sept ans sans résultat La violence a changé de sens ; victorieux nous l'exercions sans qu'elle parût nous altérer : elle décomposait les autres et nous, les hommes, notre humanisme restait intact ; unis par le profit, les métropolitains baptisaient fraternité, amour, la communauté de leurs crimes ; aujourd'hui la même, partout bloquée, revient sur nous à travers nos soldats, s'intériorise et nous possède.

L'involution commence : le colonisé se recompose et nous, ultras et libéraux, colons et “ métropolitains ”. nous nous décomposons. Déjà la rage et la peur sont nues : elles se montrent à découvert dans les “ ratonnades ” d'Alger. Où sont les sauvages, à présent ? Où est la barbarie ? Rien ne manque, pas même le tam-tam : les klaxons rythment “ Algérie française ” pendant que les Européens font brûler vifs des Musulmans. Il n'y a pas si longtemps. Fanon le rappelle, des psychiatres en congrès s'affligeaient de la criminalité indigène : ces gens-là s'entre-tuent, disaient-ils, cela n'est pas normal ; le cortex de l'Algérien doit être sous-développé. En Afrique centrale d'autres ont établi que “ l'Africain utilise très peu ses lobes frontaux ”. Ces savants auraient intérêt aujourd'hui à poursuivre leur enquête en Europe et particulièrement chez les Français.

Car nous aussi, depuis quelques années, nous devons être atteints de paresse frontale : les patriotes assassinent un peu leurs compatriotes ; en cas d'absence, ils font sauter leur concierge et leur maison. Ce n'est qu'un début : la guerre civile est prévue pour l'automne ou pour le prochain printemps. Nos lobes pourtant semblent en parfait état : ne serait-ce pas plutôt que, faute de pouvoir écraser l'indigène, la violence revient sur soi, s'accumule au fond de nous et cherche une issue ? L'union du peuple algérien produit la désunion du peuple français : sur tout le territoire de l'ex-métropole, les tribus dansent et se préparent au combat. La terreur a quitté l'Afrique pour s'installer ici : car il y a des furieux tout bonnement, qui veulent nous faire payer de notre sang la honte d'avoir été battus par l'indigène et puis il y a les autres, tous les autres, aussi coupables - après Bizerte, après les lynchages de septembre, qui donc est descendu dans la rue pour dire : assez ? - mais plus rassis : les libéraux, les durs de durs de la gauche molle. En eux aussi la fièvre monte. Et la hargne. Mais quelle frousse ! Ils se masquent leur rage par des mythes, par des rites compliqués ; pour retarder le règlement de comptes final et l'heure de la vérité, ils ont mis à notre tête un Grand Sorcier dont l'office est de nous maintenir à tout prix dans l'obscurité. Rien n'y fait ; proclamée par les uns, refoulée par les autres, la violence tourne en rond : un jour elle explose à Metz, le lendemain à Bordeaux ; elle a passé par ici, elle passera par là, c'est le jeu du furet. À notre tour, pas à pas, nous faisons le chemin qui mène à l'indigénat. Mais pour devenir indigènes tout à fait, il faudrait que notre sol fût occupé par les anciens colonisés et que nous crevions de faim. Ce ne sera pas : non, c'est le colonialisme déchu qui nous possède, c'est lui qui nous chevauchera bientôt, gâteux et superbe ; le voilà, notre zar, notre loa. Et vous vous persuaderez en lisant le dernier chapitre de Fanon, qu'il vaut mieux être un indigène au pire moment de la misère qu'un ci-devant colon. Il n'est pas bon qu'un fonctionnaire de la police soit obligé de torturer dix heures par jour : à ce train-là, ses nerfs vont craquer à moins qu'on n'interdise aux bourreaux, dans leur propre intérêt, de faire des heures supplémentaires. Quand on veut protéger par la rigueur des lois le moral de la Nation et de l'Armée, il n'est pas bon que celle-ci démoralise systématiquement celle-là. Ni qu'un pays de tradition républicaine confie, par centaines de milliers, ses jeunes gens à des officiers putschistes, n n'est pas bon, mes compatriotes, vous qui connaissez tous les crimes commis en notre nom, il n'est vraiment pas bon que vous n'en souffliez mot à personne, pas même à votre âme par crainte d'a- voir à vous juger. Au début vous ignoriez, je veux le croire, ensuite vous avez douté, à présent vous savez mais vous vous taisez toujours. Huit ans de silence, ça dégrade. Et vainement : aujourd'hui, l'aveuglant soleil de la torture est au zénith, il éclaire tout le pays ; sous cette lumière, il n'y a plus un rire qui sonne juste, plus un visage qui ne se farde pour masquer la colère ou la peur, plus un acte qui ne trahisse nos dégoûts et nos complicités. Il suffit aujourd'hui que deux Français se rencontrent pour qu'il y ait un cadavre entre eux. Et quand je dis : un...

La France, autrefois, c'était un nom de pays ; prenons garde que ce ne soit, en 1961, le nom d'une névrose.

Guérirons-nous ? Oui. La violence, comme la lance d'Achille, peut cicatriser les blessures qu'elle a faites. Aujourd'hui, nous sommes enchaînés, humiliés, malades de peur : au plus bas. Heureusement cela ne suffit pas encore à l'aristocratie colonialiste : elle ne peut accomplir sa mission retardatrice en Algérie qu'elle n'ait achevé d'abord de coloniser les Français. Nous reculons chaque jour devant la bagarre mais soyez sûrs que nous ne l'éviterons pas : ils en ont besoin, les tueurs ; ils vont nous voler dans les plumes et taper dans le tas.

Ainsi finira le temps des sorciers et des fétiches : il faudra vous battre ou pourrir dans les camps. C'est le dernier moment de la dialectique : vous condamnez cette guerre mais n'osez pas encore vous déclarer solidaires des combattants algériens ; n'ayez crainte, comptez sur les colons et sur les mercenaires : ils vous feront sauter le pas. Peut-être, alors, le dos au mur, débriderez-vous enfin cette violence nouvelle que suscitent en vous de vieux forfaits recuits. Mais ceci, comme on dit, est une autre histoire. Celle de l'homme. Le temps s'approche, j'en suis sûr, où nous nous joindrons à ceux qui la font.

 

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JEAN-PAUL SARTRE
septembre 1961

 

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Frantz Fanon Les Damnés de la Terre2

 

 


LE DESTIN DE L'HOMME SE JOUE PARTOUT ET TOUT LE TEMPS

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Parler de l’humanité, c’est parler de soi-même. Dans le procès que l’individu intente perpétuellement à l’humanité, il est lui-même incriminé et la seule chose qui puisse le mettre hors de cause est la mort. Il est significatif qu’il se trouve constamment sur le banc des accusés, même quand il est juge. Personne ne peut prétendre que l’humanité est entrain de pourrir sans, tout d’abord, constater les symptômes de la putréfaction sur lui-même, sans avoir lui-même commis de mauvaises actions. En ce domaine, toute observation doit être faite in vivo. Tout être vivant est prisonnier à perpétuité de l’humanité et contribue par sa vie, qu’il veuille ou non, à accroître ou à amoindrir la part de bonheur et de malheur, de grandeur et d’infamie, d’espoir et de désolation, de l’humanité.

C’est pourquoi je puis oser dire que le destin de l’homme se joue partout et tout le temps et qu’il est impossible d’évaluer ce qu’un être humain peut représenter pour un autre. Je crois que la solidarité, la sympathie et l’amour sont les dernières chemises blanches de l’humanité. Plus haut que toutes les vertus, je place cette forme que l’on appelle le pardon. Je crois que la soif humaine de pardon est inextinguible, non pas qu’il existe un péché originel d’origine divine ou diabolique mais parce que, dès l’origine, nous sommes en butte à une impitoyable organisation du monde contre laquelle nous sommes bien plus désarmés que nous pourrions le souhaiter.

Or, ce qu’il y a de tragique dans notre situation c’est que, tout en étant convaincu de l’existence des vertus humaines, je puis néanmoins nourrir des doutes quant à l’aptitude de l’homme à empêcher l’anéantissement du monde que nous redoutons tous. Et ce scepticisme s’explique par le fait que ce n’est pas l’homme qui décide, en définitive, du sort du monde, mais des blocs, des constellations de puissances, des groupes d’Etats, qui parlent tous une langue différente de celle de l’homme, à savoir celle du pouvoir.

Je crois que l’ennemi héréditaire de l’homme est la macro-organisation, parce que celle-ci le prive du sentiment, indispensable à la vie, de sa responsabilité envers ses semblables, réduit le nombre des occasions qu’il a de faire preuve de solidarité et d’amour, et le transforme au contraire en co-détenteur d’un pouvoir qui, même s’il paraît, sur le moment, dirigé contre les autres, est en fin de compte dirigé contre lui-même. Car qu’est-ce que le pouvoir si ce n’est le sentiment de n’avoir pas à répondre de ses mauvaises actions sur sa propre vie mais sur celle des autres ?

Si, pour terminer, je devais vous dire ce dont je rêve, comme la plupart de mes semblables, malgré mon impuissance, je dirais ceci : je souhaite que le plus grand nombre de gens possible comprennent qu’il est de leur devoir de se soustraire à l’emprise de ces blocs, de ces Églises, de ces organisations qui détiennent un pouvoir hostile à l’être humain, non pas dans le but de créer de nouvelles communautés, mais afin de réduire le potentiel d’anéantissement dont dispose le pouvoir en ce monde. C’est peut-être la seule chance qu’ai l’être humain de pouvoir un jour se conduire comme un homme parmi les hommes, de pouvoir redevenir la joie et l’ami de ses semblables.

 

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STIG  DAGERMAN

1950

 

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Oeuvre Gustav Klimt

 

 

L'ETE...Extrait

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"Où est l'absurdité du monde ? Est-ce le resplendissement ou le souvenir de son absence ? Avec tant de soleil dans la mémoire, comment ai-je pu parier sur le non-sens ? On s'en étonne, autour de moi ; je m'en étonne aussi, parfois. Je pourrais répondre, et me répondre, que le soleil justement m'y aidait et que sa lumière, à force d'épaisseur, coagule l'univers et ses formes dans un éblouissement obscur. Mais cela peut se dire autrement et je voudrais, devant cette clarté blanche et noire qui, pour moi, a toujours été celle de la vérité, m'expliquer simplement sur cette absurdité que je connais trop pour supporter qu'on on en disserte sans nuances. Parler d'elle, au demeurant, nous mènera de nouveau au soleil.

Nul homme ne peut dire ce qu'il est. Mais il arrive qu'il puisse dire ce qu’il n'est pas. Celui qui cherche encore, on veut qu'il ait conclu. Mille voix lui annoncent déjà ce qu'il a trouvé et pourtant, il le sait, ce n'est pas cela. Cherchez et laissez dire ? Bien sûr. Mais il faut, de loin en loin, se défendre. Je ne sais pas ce que je cherche, je le nomme avec prudence, je me dédis, je me répète, j'avance et je recule. On enjoint pourtant de donner les noms, ou le nom, une fois pour toutes. Je me cabre alors ; ce qui est nommé, n'est-il pas déjà perdu ? Voilà du moins ce que je puis essayer de dire

 

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ALBERT CAMUS

 

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Damian Elwes &

Oeuvre Damian Elwes

 

 

 

 

 

LETTRE AU MINISTRE RESIDENT

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Monsieur le Docteur FrantzFanon Médecin des Hôpitaux Psychiatriques Médecin-Chef de service à L’Hôpital Psychiatrique de BLIDA-JOINVILLE

 

 

A Monsieur le Ministre Résident Gouverneur Général de l’Algérie ALGER

Monsieur Le Ministre,

Sur ma demande et par arrêté en date du 22 octobre 1953, Monsieur le Ministre de la Santé Publique et de la Population a bien voulu me mettre à la disposition de Monsieur le Gouverneur Général de l’Algérie pour être affectéà un Hôpital Psychiatrique de l’Algérie. Installéà l’Hôpital Psychiatrique de Blida-Joinville le 23 novembre 1953, j’y exerce depuis cette date les fonctions de Médecin-Chef de service. Bien que les conditions objectives de la pratique psychiatrique en Algérie fussent déjà un défi au bon sens, il m’était apparu que des efforts devaient être entrepris pour rendre moins vicieux un système dont les bases doctrinales s’opposaient quotidiennement à une perspective humaine authentique. Pendant près de trois ans je me suis mis totalement au service de ce pays et des hommes qui l’habitent. Je n’ai ménagé ni mes efforts, ni mon enthousiasme. Pas un morceau de mon action qui n’ait exigé comme horizon l’émergence unanimement souhaitée d’un monde valable.

Mais que sont l’enthousiasme et le souci de l’homme si journellement la réalité est tissée de mensonges, de lâchetés, du mépris de l’homme ? Que sont les intentions si leur incarnation est rendue impossible par l’indigence du cœur, la stérilité de l’esprit, la haine des autochtones de ce pays ?

La Folie est l’un des moyens qu’a l’homme de perdre sa liberté. Et je puis dire, que placéà cette intersection, j’ai mesuré avec effroi l’ampleur de l’aliénation des habitants de ce pays. Si la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à l’homme de ne plus être étranger à son environnement, je me dois d’affirmer que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue.

Le statut de l’Algérie ? Une déshumanisation systématique.

Or le pari absurde était de vouloir coûte que coûte faire exister quelques valeurs alors que le non-droit, l’inégalité, le meurtre multi-quotidien de l’homme étaient érigés en principes législatifs. La structure coloniale existant en Algérie s’opposait à toute tentative de remettre l’individu à sa place.

Monsieur le Ministre il arrive un moment où la ténacité devient persévération morbide. L’espoir n’est plus alors la porte ouverte sur l’avenir mais le maintien illogique d’une attitude subjective en rupture organisée avec le réel ?

Monsieur le Ministre, les événements actuels qui ensanglantent l’Algérie ne constituent pas aux yeux de l’observateur un scandale. Ce n’est ni un accident, ni une panne de mécanisme.

Les événements d’Algérie sont la conséquence logique d’une tentative avortée de décérébraliser un peuple. Il n’était point exigé d’être psychologue pour deviner sous la bonhomie apparente de l’Algérien, derrière son humilité dépouillée, une exigence fondamentale de dignité. Et rien ne sert, à l’occasion de manifestations non simplifiables, de faire appel à un quelconque civisme. La fonction d’une structure sociale est de mettre en place des institutions traversées par le souci de l’homme. Une société qui accule ses membres à des solutions de désespoir est une société non viable, une sociétéà remplacer.

Le devoir du citoyen est de le dire. Aucune parole professionnelle, aucune solidarité de classe, aucun désir de laver le linge en famille ne prévaut ici. Nulle mystification pseudo-nationale ne trouve grâce devant l’exigence de la pensée.

Monsieur le Ministre, la décision de sanctionner les grévistes du 5 juillet 1956 est une mesure qui, littéralement, me paraît irrationnelle. Ou les grévistes ont été terrorisés dans leur chair et celle de leur famille, alors il fallait comprendre leur attitude, la juger normale, compte tenu de l’atmosphère.

Ou leur abstention traduisait un courant d’opinion unanime, une conviction inébranlable, alors toute attitude sanctionniste était superflue, gratuite, inopérante.

Je dois à la vérité de dire que la peur ne m’a pas paru être le trait dominant des grévistes. Bien plutôt il y avait le vœu inéluctable de susciter dans le calme et le silence une ère nouvelle toute de dignité et de paix.

Le travailleur dans la cité doit collaborer à la manifestation sociale. Mais il faut qu’il soit convaincu de l’excellence de cette société vécue. Il arrive un moment où le silence devient mensonge.

Les intentions maîtresses de l’existence personnelle s’accommodent mal des atteintes permanentes aux valeurs les plus banales.

Depuis de longs mois ma conscience est le siège de débats impardonnables. Et leur conclusion est la volonté de ne pas désespérer de l’homme, c’est-à-dire de moi-même.

Ma décision est de ne pas assurer une responsabilité coûte que coûte, sous le fallacieux prétexte qu’il n’y a rien d’autre à faire.

Pour toutes ces raisons, j’ai l’honneur, Monsieur le Ministre, de vous demander de bien vouloir accepter ma démission et de mettre fin à ma mission en Algérie, avec l’assurance de ma considération distinguée.

 

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FRANTZ FANON

 

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Suite à cette lettre, Frantz Fanon fut expulsé D'Algérie...

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frantz fanon par mustapha saha

Frantz Fanon par Mustapha Saha

 

SAYAT NOVA

LE POETE

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Je mets d’abord – si tant est que je compte -
Le Poète – Puis le Soleil -
Puis l’Eté– Puis le Ciel de Dieu -
Après quoi – la Liste est close -

Mais, à la réflexion – le Premier semble
Si bien Comprendre le Tout -
Que les Autres font Figure de superflu -
J’écris donc – le Poète – Tout -

Son Eté– dure une Solide Année -
Il peut s’offrir un Soleil
Que l’Est – estimerait exorbitant -
Et si le Futur Ciel -

 

A la Beauté de celui qu’il prépare
Pour Ceux qui Le vénèrent -
C’est une Grâce plus qu’ardue -
De justifier ce Rêve -

 

 .

 

 EMILY DICKINSON

http://arbrealettres.wordpress.com/page/5/

 

 .

 

 

POETE1

 

 

 

 

 

 

LES VOIX DE VINCENT

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Qu’entendait-elle cette oreille
Que Vincent ne voulait pas entendre
Ce pauvre lobe sanglant qu’il offre emmailloté
A la fille du bordel en Arles
La veille de la Nativité
Comme un fœtus mort-né de son frère
Déposant dans le ventre de la crèche
Cet aîné d’un an dont il reprend le prénom
Qu’il porte comme celui-là sous terre porte la croix
Car Vincent Van Gogh est d’abord ce nom d’emprunt
Gravé sur une dalle mortuaire où l’on dépose des fleurs
Vincent Van Gogh est d’abord à la lettre une nature morte
Ainsi Vincent n’est pas celui qu’on croit
Il ne s’est pas reconnu peintre comme Rimbaud poète
Il est ce Je qui est un autre et qui le mène où il ne saurait aller
Qui le mène dans le Borinage où suivant la voix du père
Le voilà pasteur parmi ses frères dépossédés
parmi ses frères sans nom
Prêchant sa bonne parole de mauvais élève
Tiré hors du banc par le bout de l’oreille
Car Vincent n ’est pas non plus celui qui croit

Ou parfois,

en lui,

mais rarement
Et pas au point de signer ses œuvres
Ou juste de son prénom pour ne pas qu’on le confonde
Avec son jumeau de tombe
Car il a maintenant choisi d’entrer en peinture
Avec une fureur sourde de travail
Il s’y voit
Plus de trente fois son visage comme dans un miroir,
Son visage pris dans la toile comme une sainte face souffrante
Et pour cela qui le reconnaît
Il renonce au bonheur et à la vraie vie
La vraie vie est ailleurs souffle Rimbaud
Mais Vincent fait la sourde oreille
Il rend à la femme universelle la voix pavillonnaire du frère
Et délivré du nom, entame
Une partie de silence avec la lumière
Arles, Saint-Rémy, les crises se suivent :
Nous approchons bientôt d’Auvers
Et chaque toile repousse l’échéance où sa vie pâle
Lentement se dilue dans le tintamarre des couleurs
Sur les dernières plus une figure humaine
Comme si la toile ne réfléchissait plus
ou une image brouillée,

diffractée,

décomposée
en une myriade de touches,
Comme si Vincent était rentré dans sa peinture
Plus une âme qui vive
Que cette âme inquiète tournant sur sa tige
En quête de lumière
Quelle détonation à percer le tympan le tire soudain
De son royaume des limbes
Vincent se réveille parmi les blés avec l’envie de se faire un nom
Vincent la poitrine trouée comme un Christ
Se traîne jusqu ’à sa chambre enfumée
Sa nouvelle vie sera plus souffrante encore que la première
Et si courte :

à trente-sept ans il reste à Vincent Van Gogh
Moins de deux jours pour apprendre à vivre...

 

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JEAN ROUAUD

 

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Oeuvre Vincent Van Gogh

 

 

LA VOLONTE DE PUISSANCE...Extrait

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" Et savez-vous ce qu'est pour moi le " monde " ? Faut-il que je vous le montre au miroir ? Ce monde est un monstre de force sans commencement et sans fin, une quantité de force d'airain qui ne devient plus ni grande ni petite, qui ne se consomme pas, mais utilise seulement, immuable dans son ensemble, une maison sans dépenses ni pertes, mais aussi sans revenu ni accroissement, entouré du néant comme d'une frontière. Ce monde n'est pas quelque chose de vague qui se gaspille, ni rien qui soit d'une étendue infinie, mais, étant d'une force déterminée, il est inséré dans un espace déterminé et non point dans un espace qui serait vide quelque part. 

Force partout , il est jeu des forces et force des ondes, à la fois un et multiple, s'accumulant ici tandis qu'il se réduit là-bas, une mer de forces agitées dont il est la propre tempête, se transformant éternellement dans un éternel va-et-vient, avec d'énormes années de retour, avec un flot perpétuel de ses formes, du plus simple au plus compliqué, allant du plus calme, du plus rigide et du plus froid au plus ardent, au plus sauvage, au plus contradictoire, pour revenir ensuite de la multiplicité, au plus simple, du jeu des contradictions aux joies de l'harmonie, s'affirmant lui-même, même dans cette uniformité qui demeure la même au cours des années, se bénissant lui-même parce qu'il est ce qui se doit éternellement revenir, étant un devenir qui ne connaît point de satiété, point de dégoût, point de fatigue - : ce monde, qui est le monde tel que je le conçois, ce monde dionysien de l'éternelle création de soi-même, de l'éternelle destruction de soi-même, ce monde mystérieux des voluptés doubles, mon " par-delà le bien et le mal " sans but, si ce n'est un but qui réside dans le bonheur du cercle, sans volonté, si ce n'est pas un cercle qui possède la bonne volonté de suivre sa vieille voie, toujours autour de lui-même et rien qu'autour de lui-même : ce monde tel que je le conçois, - qui donc a l'esprit assez lucide pour le désirer sans être aveugle ? Qui est assez fort pour présenter son âme à ce miroir ? Son propre miroir au miroir de Dionysos ? Sa propre solution à l'énigme de Dionysos ? Et celui qui serait capable de cela ne faudrait-il pas qu'il fît davantage encore ? Se promettre lui-même à l'" anneau des anneaux " ? Avec le voeu du propre retour de soi-même ? Avec l'anneau de l'éternelle bénédiction de soi-même, de l'éternelle affirmation de soi-même ? Avec la volonté de vouloir toujours et encore une fois ? De vouloir en arrière, de vouloir toutes choses qui ont jamais été ? De vouloir en avant, de vouloir toutes choses qui seront jamais ? Savez-vous maintenant ce qu'est pour moi le monde ? Et ce que je veux lorsque je veux ce monde ? "

 

FRIEDRICH  NIETZSCHE 

( La Volonté de Puissance, Op. Cit., VPI 385, P. 433-434 ; VP2 1067 ; CM XI 38 ( 12 ) ).

Sur

http://marin56.canalblog.com/archives/2013/04/28/27030264.html

 

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pierre dancette

Oeuvre Pierre Dancette

http://pierre-dancette.over-blog.com

 

 

 

 


OU COURS-TU ? NE SAIS-TU PAS QUE LE CIEL EST EN TOI ?

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(...)

Commence alors le long calvaire de l’ignorance : une vie d’homme.

Tout ce qui te rencontre dès lors, tu le prendras pour réalité absolue. Tous les grimages, tous les masques, toutes les mascarades de la société et ses valeurs, les règles de jeu, les brouillages, les compromissions, tout est dès lors monnaie comptante.

Le premier homme et la première femme rencontrés – père, mère – sont tes dieux et marquent ta cire encore molle d’empreintes indélébiles. Leurs blessures deviennent les tiennes.

Cent fois la biographie te happe, cent fois tu en réchappes, cent fois elle te reprend pour te moudre et te broyer.

Tu dis « ma femme, mon mari, mes enfants, mon chien, ma maison ». Tu dis « mon boulot, ma brosse à dents ».

Tu dis « mon foutu caractère, ma veine ou ma déveine, ma carte d’identité, mes habitudes ». Tu le dis mais tu sens bien derrière ces phonèmes l’haleine du vide.

Tu sens bien que de tout cela tu n’as rien, que tu tâtonnes dans l’inconnu, les mains tendues, moites anxieuses. Tu te congnes à des coins de meuble dans des chambres inconnues.

Déjà tu ne reconnais plus rien de ce qui un instant plus tôt te paraissait familier, et c’est la peur au ventre, lancinante, qui te reste, bien familière, bien à toi… elle, oui, t’appartient. Elle est tapie dans le gargouillis des entrailles.La même qu’autrefois lorsque tu jouais à colin-maillard avec les enfants des voisins. Chaque fois que tu croyais tenir un pan de vêtement, on te le lâchait, vide entre les mains ; les rires t’égaraient, les frôlements t’appâtaient, les mains que tu croyais saisir te repoussaient, le tourbillon de l’épouvante grandissait, te vrillait dans un espace de plus en plus trompeur, étroit. Et quand même on finissait par t’ôter le bandeau pour que tu cesses au moins de pleurer, le monde que tu retrouvais était changé. Désormais tu n’avais plus confiance en lui, il t’avait révélé sa face croassante et grimaçante, sa gargouille.

Tu n’oublieras plus. La mauvaise mémoire prend grand soin des choses terribles et méchantes. Elle ne les rend plus, elle les conserve au vinaigre de la rancœur.

La biographie te tient longtemps lieur de vie – tu les confonds toutes les deux – et l’enfer de cette méprise barre le passage vers l’autre mémoire. Chaque souffrance neuve serre un tour de vis supplémentaire. L’invisible geôlier ricane.

Pourtant ton cœur est généreux. L’espoir te soulève, le désespoir l’écrase – mais la vie te jette d’une falaise à l’autre, de l’espoir au désespoir – et fracasse ton corps entre leurs rochers. Tantôt c’est l’espoir qui te saisit, l’espoir qu’il y a encore quelque chose à sauver et que tu vas y réussir. (…) Mais tout aussitôt c’est le ressac du désespoir qui te prend ! (...)

Etre plein d’espoir au cœur d’un désespoir total, appréhender l’unité parfaite de l’espoir et du désespoir ! Même la séparation que tu vis est inévitable, elle n’est pas pour autant l’unique réalité. Quand tu espères, tu es la part du monde qui espère, et quand tu désespères, tu es la part du monde qui désespère ! C’est tout.

La mémoire a des racines aériennes dans le passé, elle est vivante, imprévue. Elle ne tire pas en arrière, elle pousse en avant. Elle peut suinter partout où on ne l’attend pas.

Un jour, une saveur sur la langue, un lointain murmure, un trébuchement, un frôlement… Ce qui est certain, c’est que cela passe par le corps, par les sens, jamais par le savoir ou la volonté. Cela vient du fond des coulisses de la vie, de quelque coin empoussiéré, jamais visité, trop négligeable pour être exploré.

La vraie vie entre en catimini comme un voleur. Ni vu, ni connu.

Insaisissables. Voilà comment se réveillent la mémoire et la vie.

Imprévisibles !

Tu tires un fil et tu ne sais jamais ce que tu vas ramener à l’autre bout.

Tu cherches un timbre, une photo jaunie tombe entre tes mains, te voilà enseveli sous une avalanche de passé.

 

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CHRISTIANE SINGER

 

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MASQUE3

 

 

 

 

 

 

 

 

MAIS SI LA MORT N'ETAIT QU'UN MOT

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Orgueil ou paresse — les deux peut-être — l’intelligence à l’état de veille prétend domestiquer les énigmes. Ainsi, du temps et de l’espace, nos jours ont fait des animaux dociles. Quant aux notions de vie ou de mort qui ne se laissent guère apprivoiser, pour fuir leur angoisse essentielle (angoisse qui, d’ailleurs, me semble seule capable de donner l’indiscutable sensation d’être) chaque minute essaie quelque nouveau suicide. À qui parie de la mort ou du geste qui la peut donner, le paradoxe est facile, mais comment ne point noter que déjà fut un suicide la vie de tel ou tel. Barrès destructeur ne se détruit que le jour où, arbitrairement, il construit. Au contraire, le Romain de la décadence, s’ouvrant les veines, me semble si naturel que j’ose à peine parler de suicide; car le sénateur romain s’ouvrant les veines ne renonçait pas à lui-même mais, au contraire, avait un dernier geste logique pour s’affirmer. J’entends que les hommes intelligents, trop intelligents (c’est l’esprit critique, assassin des possibilités, qui nous tue), usent et ont raison d’user contre eux-mêmes, de la corde, du poison, du revolver, etc., tout comme les nerveux prennent du Dial Cyba le soir, avant de se coucher, pour mieux dormir. Or sommeil, dont nous disons qu’il est l’image de la mort, réserve aux esprits inquiets les douloureuses surprises des rêves. Je ne puis croire que les intelligences supérieures aux préoccupations terrestres et qui s’en voulurent à jamais délivrer aient brisé, par le geste appelé suicide, la parabole d’une ascension. Au contraire, ceux dont on constate qu’ils s’étourdissent ou se tuent de travail me paraissent des faibles, car le travail, l’activité humaine sont des stupéfiants qui n’ont même point, pour séduire, telle ou telle petite note pittoresque (bien discutable quant à sa qualité, d’ailleurs) mais qu’il est impossible de n’accorder point à d’autres stupéfiants. La plupart dés hommes qui marchent et respirent ne méritent guère, dans notre civilisation occidentale, l’éloge d’hommes vivants puisqu’ils ne marchent et respirent que pour éviter la compagnie de ces problèmes qui, au reste, finiront toujours par venir les reprendre ou jour de leur agonie, li me faut donc déjà conclure: le mouvement est simulacre; il est une forme du suicide, le suicide des lâches, puisque, laissant des possibilités pour l’avenir, il calme à la fois la peur de l’au-delà et l’ennui de vivre. Mais les calculs sont toujours faux. Le mensonge de l’activité spontanément se dénonce.
Oiseaux du mystère, oiseaux qui chantez au plus silencieux de moi-même, pour vous avoir entendus après le départ des autres hommes, je sais que, seule, la solitude permet quelque espoir de vérité. Certaine sensation d’âme trop bien enracinée pour que j’en puisse triompher, me force à confondre vie et vérité. Si la mort existe (la mort que les esprits forts ont, de tout temps assimilée au néant), elle m’apparaît illogique. Certaine forme d’activité me semblant dénuée de raison valable, nul ne s’étonnera donc de me la voir, je le répète, considérer comme une forme de la mort. L’agitation emprisonne le corps, l’intelligence. Qu’on parle de filet ou de murs, le corps et l’intelligence sont emprisonnés, voilà le fait. Volière tyrannique, sous leurs ailes, dans la captivité de plomb devenues, meurent nos oiseaux de mystère. Mais vienne la nuit. Le grillage des simulacres ne résiste plus. Vogue comme un ciel et comme un ciel indéniable, une certitude secrète spontanément domine les constructions de nos jours. La moindre secousse est tremblement de terre. Tours écroulées, les oiseaux rient dans nos rêves et, par vengeance, épanouissent l’éventail de leurs plus belles et plus terribles plumes. Par les rues des villes, mon corps qui se croyait éveillé fut somnambule, Dans sa maison endormie (la paix
! mes yeux, ma poitrine, mes bras, mes jambes, mon sexe), oui, dans sa maison endormie, mon esprit retrouve sa sérénité. La vie, la mort? Mon esprit ne permet à mon corps de continuer à vivre que par certainmasochismebien illogique.
Au réveil, je me souviens mal. Tout de même, je ne puis oublier que tel rêve avait le goût de la vie, tel autre le goût de la mort, aussi précisément que tel plat avait le goût du sucre, tel autre, le goût du sel. C’est pourquoi, je me demande à quoi bon protéger de la mort mes jours
?
La recherche des causes finales, comme une vierge consacrée à Dieu, est stérile, écrivait Bacon. Or, il faut beaucoup de frivolité pour préférer à cette vierge stérile ses sœurs fécondes. La recherche des causes qui ne sont pas finales vaut juste un divertissement. Faute de mieux, à l’égal des autres divertissements (voyages, dancings, essais sexuels), elle ne peut qu’aider à tuer le temps. Tuer le temps? Mais si je commence à vouloir tuer le temps, l’ennui devenant plus fort à mesure que j’en désire triompher, je me trouve contraint à de perpétuelles surenchères. Pour qui se refuse au terrible secours des problèmes essentiels, bien vite il n’y a d’autre possibilité que le geste ultime le suicide.
Ainsi qui veut prendre des chemins frivoles et se soustraire à toute angoisse, n’en est pas moins obligé d’envisager l’idée de mort. Une telle nécessité, forçant à la douleur les plus médiocres, prête toujours une beauté tragique aux fêtes des hommes.
Mais, dira-t-on, certains se couchent sans avoir agi, sans avoir bu, sans avoir dansé, qui ne feront même pas l’amour avant de s’endormir. Supposons un de ceux-là en paix avec lui-même. ll pense que sa journée fut bonne, car rien ne s’y trouva désiré ou accompli qui pût choquer des soucis moraux intimes non plus que des conventions. Notre homme en paix se laisse glisser dans ses draps, se réjouit du sommeil à venir, se souhaite une bonne nuit, glousse d’aise, s’écoute glousser d’aise et s’endort.
Belle catastrophe
! Voilà qu’un premier rêve le prend, le prolonge dans la nuit, l’empêche de croire à l’oubli, au sommeil, à la mort. Il se dit que, s’il a tué le temps, dévoré l’espace, c’est qu’il voulait se tuer avec le temps, se dévorer avec l’espace. Une volonté d’anéantissement était à la naissance de tous ses actes. Il désirait prendre une notion des choses pour perdre celle qu’il allait prendre de lui-même. Il pensait que chaque réussite devait être une victoire contre soi bien plus qu’une victoire contre les autres. Il a mesuré le temps, l’espace, pour que ne viennent plus le hanter les notions de Dieu, d’absolu, de vie, de mort. Mais, hors du temps et de l’espace, il resteluiet il sait que sa vie, sa mort ne sauraient être confondues avec la vie, la mort des kilos de viande qui le désignent aux sens des autres. Le sommeil de son corps n’est pas son sommeil. Lui-même, il ne peut se mesurer. Alors, à quoi bon les bornes kilométriques, les montres? Il a fait comme s’il savait où allait le chemin, combien valait l’heure. Il a marché, il a compté. En fait, il a continué d’ignorer la route, le nombre.
Économie, lâcheté, impuissance. Vaines sont les consolations offertes à sa curiosité, à l’inquiétude de son âme, consolations qu’il baptisait pompeusement
:vérités relatives.
La vie est-elle constituée de l’ensemble des phénomènes bien connus
? Notre homme aime-t-il la vie? Si oui, ayant mis dans cette vie toutes ses complaisances, son amour de la vie, s’il use de quelque logique, va le contraindre à se donner la mort, car, en vérité, si tant de moines vécurent vieux, aimant et désirant la mort, les jouisseurs des villes intelligentes se tuent jeunes, aimant et désirant la vie. N’est-ce pas Pétrone? En effet, l’amour qui se veut justifier ou se trouve dans l’obligation de se vouloir justifier, critiquera ce dont justement il est né.
C’est de cette critique que sort l’activité dont l’ensemble est égal à la somme de ce que nous appelons
suicides provisoires.
Mais, puis-je imaginer qu’à la suite de ces suicides provisoires, un geste définitif me permettra d’achever à jamais une vie que j’aime lorsque je la crois précaire et que j’exècre dès qu’elle me semble la simple projection terrestre d’un moment de marche éternelle
? L’intelligence pousse au suicide. Mais j’ai parlé de certaine sensation d’âme. Cette certaine sensation d’âme, qui n’est ni la peur ni la joie, me force à poursuivre ce que J’ai entrepris.
Au reste, la hantise du suicide n’est-elle pas le meilleur remède contre le suicide
?

 

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RENE CREVEL

 

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MORT2

 

 

JONATHAN DASSIN - MA VOISINE

LES RUINES DU TEMPS

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Yeux couleur d'écureuil, cheveux boucles de Seine,
corps pétri par le jour au regret de la nuit,
la beauté d'un sourire échancre ton baiser,
la pulpe des moissons abonde sur tes lèvres.
Glacier, archive d'eau, reposé son front d'ombre,
théorie de siècles, pourquoi la fîtes-vous ?
Sans fin l'heure défait ce que le temps créa.
L'horloge assassine les saisons sans soucis,
l'homme seul récuse l'impossible mémoire.
Vêtus de blonds soleils nos gestes nous protègent,
le mépris des choses fait le miel de la vie,
conte-moi la grandeur et nous en serons dignes.

 

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ROBERT-HUGUES  BOULIN

 

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andrew osokin

Photographie Andrew Osokin

 

DESESPERADOS

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Je vous salue 

mes compagnons de route et de déroute 

passants d'anonymes partages de mon voyage sans boussole 

frères obscurs des passages secrets

Qu'on ne me cherche plus de ce côté de l'eau

dans un rang sur une scène ou dans la loge sept 

Je me mets entre parenthèses 

je prends le large 

je déserte ma rue 

ma cour ma demeure ma chambre

ma femme mon enfant et mes bêtes 

pour donner corps aux quelques rêves 

que je perds trop souvent de vue 

pour un autre versant du monde 

plus juste plus honnête 

plus transparent sans doute 

où j'apprends à me supporter...

 

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KAREL LOGIST

 

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EVASION

 

 

 

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