Je regarde vivre, je connais ici, des gens de peu. Je les fréquente et me trouve riche de les connaître. Ils vivent autrement.
Par choix ou par nécessité, ils consomment peu. En revanche ils donnent beaucoup. Pas des choses, pas ces objets qui nous encombrent, non. Ils offrent de leur temps, de leur histoire, d'eux-mêmes. Leur logique est autre. Créativité et ingéniosité ont pris le relais d'un désir entretenu par l'offre commerciale.
A les écouter et regarder faire, je prends la mesure de la prétention de mes évidences.
Souvent, je me suis dit :"Il faut être lucide sur soi, sur ces automatismes de la pensée qui relaient trop facilement notre intelligence". Et j'essaie. Je vois pourtant ici combien mes efforts, pour louables qu'ils sont, restent dérisoires tant l'asservissement est profond.
Beaucoup de nos besoins sont futiles. Ils sont même si futiles que nous ignorons lesquels, parmi eux, constituent nos véritables besoins et cette futilité qui nous taraude tient davantage à la manière dont nous entendons l'assouvir qu'à sa nature même de désir. Vouloir, désirer sont, somme toute, naturels, mais la richesse de notre société et l'opulence qui nous entourent sont telles qu'elles font de nous des impatients, et l'impatience nous rends arrogants.
L'argent met tout à notre portée. Je veux un tabouret, je l'achète. Je veux une étagère, Je l'achète. Je veux un tableau, je l'achète... Ici, on peut faire autrement. Ce dont on a besoin, on le passe au crible d'autres critères que le seul vouloir. Le besoin bien sur, mais aussi la bourse disponible, les capacités à fabriquer, les matériaux utilisables, les commerces accessibles. Quand on estime que le jeu en vaut la chandelle, on met en œuvre quelque chose, et l'objet vient, plus ou moins rapidement. Il sort des limbes du désir ou du besoin pour devenir réel et appartenir.
La possession de ces objets-là est différente de celle que procure habituellement l'argent. En premier lieu, ils sont bizarres. Assemblages de choses hétéroclites qu'on n'aurait pas imaginées ensembles. Du bois flotté devient étagère, du mobilier cassé et laissé au rebut, mariéà quelques autres bricoles insolites, trouve une seconde vie. Ensuite, rien n'est convenu, et rien n'est en trop. Ce qu'on possède alors (peu de choses) est accordéà cette vie et à ses valeurs.
Tout le monde ne fait pas ce choix de vie, même ici, loin s'en faut. Seulement quelques uns, assez rares. Mais j'en ai rencontrés et ils m'épatent.
Je réapprends à attendre. A considérer ce qui me fait envie, ce dont je pense avoir besoin. Les circonstances m'ont placée dans un dénuement matériel (relatif) qui m'offre ce temps pour songer à tout ce qui, en d'autres lieux et d'autre temps, m'aurait semblé des acquisitions évidentes. Je redécouvre une lenteur qui me va bien, je repense la nécessité. Se construit, au sens propre, un patrimoine de quelques objets réfléchis, venant sans hâte – mais sans retard non plus, tout bien considéré.
Il nous manque la foi. La foi dans le peu. La foi dans une certaine pauvreté. Pas celle qui mène au dénuement total et à la misère, non, mais une pauvreté noble en quelque sorte, une forme de sobriété joyeuse. On ne manque de rien en ayant très peu – en rapportant "très peu"à l'immense gaspillage de notre monde.
J'apprends à voir l'indispensable, à penser ce "minimum" et à le réduire encore et encore tout en restant heureuse, plus heureuse même, parce que plus légère. Souvent, ce qu'on imagine le minimum est encore un énorme "patrimoine" mobilier. La pensée de la décroissance, au fond, ne propose pas autre chose que cette remise en cause des bienfaits de l'abondance, car le modèle de l'abondance et de l'inépuisable a entraîné celui de l'inassouvissable. Il a réinventé la frustration en ce qu'elle a de pire.
La corne de la chèvre Amalthée transformée par Zeus en corne d'abondance pour la remercier de ses bienfaits a donné naissance à un mythe qui avait du sens dans le monde antique (et jusqu’à une époque assez récente) où chaque geste visait à assurer la survie. De nos jours, cette même corne d'abondance, si caprine, justifie bien sa similitude étymologique avec le caprice. Pousséà l'extrême, pour certains, l’accès à l’abondance, l’achat, devient même un loisir, un défouloir ou un divertissement. Revenir d'un magasin avec tout autre chose que ce dont on avait besoin, c'est fun.
Alors, nous sommes devenus des acheteurs, des plagiats de nantis. Des proies aussi. Notre insatiable désir fait de nous des victimes, mais sans innocence. Nous consentons mollement àêtre l'inépuisable porte-monnaie où les générateurs malins de ce système puisent sans fin la manne de leur scandaleuse richesse. Les parachutes dorés ? Les salaires mirobolants des grands patrons ? Les dessous de table ? Les paradis fiscaux ? C'est nous, d'une certaine manière. Nous alimentons ces dérives par notre domestication, par notre absence de questionnement. L'abondance nous a faits réellement pauvres, et vides.
Je me trouve bien d'avoir rencontré cet espace et ce temps pour faire autrement. Je m'aperçois que le passé lui-même s'allège, avec si peu de biens à traîner. Je traverse la vie plus légère et tout ce que je n'ai pas ne me manque pas. J'imagine contribuer, même petitement, à autre chose que le vaste supermarché mondial. J'imagine que je vis plus près de mes idées et de ce que je suis, mais sans non plus y accorder tant d'importance. Il n'y a pas de grandeur à cela, juste un peu plus de conscience (j'y crois, disons).
Quelque chose change en soi. Le regard sur les autres, le regard sur les choses, les paroles, les actes aussi. De la fraîcheur émane de moins de richesse, moins de commerce, moins de frénésie, et chaque matin ouvre sur une forme de manque qui éveille et aiguise l'esprit sans le corrompre.
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LEILA ZHOUR
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