à Carlos de Radzistky
(fragment)
Toute mon enfance a rêvé dans les atlas aux cartes hospitalières
J’y ai imaginé le dernier Mohican près de la case de l’Oncle Tom
J’ai vu les placers du Sacramento et les saloons où les femmes
crachent par terre
Et les cow-boys qui sucent en selle leur dernière goutte de rhum
Les chutes du Niagara, les abattoirs de Chicago, le pont suspendu
de Brooklyn
La lune de Chateaubriand sur les forêts bleues du Meschacebé
Les visages pâles au crépuscule couleur de crime et d’aubergine
Les cliquetis d’éperons quelque part dans l’Arkansas derrière des
troupeaux emballés
Les Indiens avec des plumes à effeuiller comme les marguerites
Les Indiens manieurs de tomahawk et chasseurs de têtes
Les forêts impénétrables de Gustave Aymard et de Mayne-Reid
Les Quakers barbus dans les villages tristes du Massachusetts
Les filles de milliardaires qu’on appelle Barbara ou bien Margaret
Les séquoias des montagnes rocheuses débités à la dynamite.
Rien de tout cela mon enfance et toi oùétais-tu oùétais-tu
Et les yeux du premier communiant et le sang rose de tes lèvres
Et les ramures de tes mains aux branches encore dans la sève
Vie infinitésimale confiée à quel aïeul inconnu !
Oùétais-je qui donc portait mon devenir étais-je
Comme le chêne tout entier vit déjà dans le moindre gland
Comme un peu de pollen contient des saules pour mille ans
Comme les nuages charrient déjà la blancheur éclatante des
neiges
Et toi ma mère au cœur si doux tu n’avais pas encore de cœur
Nous n’étions pas encore mais pourtant nous étions déjà au
monde
De siècle en siècle, d’heure en heure, de femme brune en femme
blonde
Nous fûmes ensemble et peut-être un doux vieillard aux mains de
labeur
Dans quelque village au bord du soir portait déjà nos cheveux
blancs.
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Robert GOFFIN
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