« Fussions-nous seulement débarrassés de l’histoire ! »
Nietzsche
Passion du néant
Clarté mortelle brûlant la vie,
Un génie flamboyant
Luit en nous.
Il nous défend
Contre la tiédeur
Que l’ivraie foisonnante
Insinue dans nos cœurs emprisonnés :
L’habitude
Et le futile plaisir de vivre
Et les mensonges consolateurs
Et la douce hypocrisie vis-à-vis de soi-même
Et la confiante rêverie
Du lendemain…
Nous portons en nous
La grâce lumineuse
L’intuition rayonnante de l’art
Mais les dieux l’ont malicieusement
Mariée à Héphaïstos, au sordide labeur manuel
Infirmité calamiteuse
Impuissance haletant
Qui va clopin clopant…
Nous portons en nous
Un Hamlet rêveur un prince du Danemark
Penseur sinistre
Artiste du refus de vivre
Il pare de son esprit étincelant le cri du désespoir
et y ajoute encore de la spiritualité
Mais à côté de lui
Dans la cellule étroite de notre âme
S’assied un gnome bégayant :
Le professeur germanique
Et son zèle de moine stupide
Acquiesçant avec empressement à la vie
Approfondissant les abîmes d’une douloureuse vérité
Entassant les livres les mots la poussière
Satisfait de faire honneur à sa propre médiocrité.
Nous portons en nous Faust le titanesque
Et une âme ancillaire, Sganarelle
Un Werther sanglotant – et un sceptique Voltaire
Et la clameur gémissante du Prophète
Et le cri de joie du Grec amant de la beauté :
Les morts de trois millénaires
Une bacchanale de fantômes.
Conçus, engendrés par d’autres
Ce sont des parasites étrangers
Appréhendés par nous, morbides empoisonnés
Ils gémissent ils blasphèment ils crient ils discutent
Nos paroles sont l’écho enroué de leur chœur retentissant
Ils se querellent comme des fêtards titubants
Ils nous tourmentent
Cependant l’orgie devient unanime
Et nous tourmente.
Ils boivent dans nos crânes
Dilapidant la sève de notre vie
Ils rampent et se collent
A notre conscience
Comme des serpents
Ils secouent l’arbre gémissant de notre bonheur
Avec une fièvreuse fureur
Ils pincent de leurs doigts osseux
Les cordes frémissantes de notre âme
Ils dansent notre mort.
Leur ronde tourbillonnante
Fait gonfler le flot
Le flot de vie le flot de mort
Jusqu’à ce qu’en déferlant contre la digue il la fasse éclater
Engloutisse les fantômes
Et nous-mêmes enfin.
Et sur nos souffrances
S’étend un manteau de silence et de fraîcheur :
La nuit…
HUGO VON HOFMANNSTHAL
traduction Etienne Coche de la Fert
Collection Voix de la Terre, Editions GLM, 1950
Oeuvre Marie-Josée Roy