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On nous disait, vous vaincrez quand vous vous soumettrez.
Nous nous sommes soumis et nous avons trouvé la cendre. On nous disait vous vaincrez quand vous aurez aimé. Nous avons aimé et nous avons trouvé la cendre.
On nous disait vous vaincrez quand vous aurez abandonné votre vie.
Nous avons abandonné notre vie et nous avons trouvé la cendre.
Nous avons trouvé la cendre. Il ne nous reste qu’à retrouver notre vie maintenant que nous n’avons plus rien. J’imagine que celui qui retrouvera la vie, malgré tant de papiers, de luttes, de sentiments, d’enseignements, sera quelqu’un comme vous et moi, avec une mémoire juste un peu plus tenace. Pour nous, c’est difficile, nous nous souvenons encore de ce que nous avons donné. Lui, ne se rappellera que ce qu’il aura gagné par chacun de ses dons. Que peut se rappeler une flamme ? Si elle se rappelle un peu moins qu’il ne faut, elle s’éteint. Si elle se rappelle un peu plus qu’il ne faut, elle s’éteint. Si elle pouvait nous enseigner, tant qu’elle brûle, à nous souvenir avec justesse ! Moi j’ai fini. Il y a des moments où j’ai l’impression d’avoir atteint le but et que toutes les choses sont à leur place, prêtes à chanter en choeur. La machine sur le point de se mettre en marche. Je peux l’imaginer, vivante, en mouvement, incroyablement neuve. Mais il reste un obstacle infime, un grain de sable qui diminue, diminue sans jamais tout à fait s’anéantir. Je ne sais ce que je dois dire ni ce que je dois faire. Cet obstacle, il m’apparaît parfois comme un noyau de larmes coincé dans un engrenage de l’orchestre et qui le réduit au silence tant qu’il n’est pas dissous. Et j’ai l’intolérable sentiment que toute la vie qui me reste à vivre ne suffira pas pour abolir cette goutte dans mon âme. Et la pensée me hante que cet instant têtu sera le dernier à se rendre, si l’on me brûlait vif.
Qui aurait pu nous aider ? Une fois — je travaillais encore sur les bateaux — je me suis trouvé un midi de juillet tout seul sur une île, infirme sous le soleil. La brise légère de la mer faisait naître en moi de tendres pensées quand vinrent s’asseoir un peu plus loin, une jeune femme à la robe transparente qui laissait deviner son corps de biche, mince et ferme, et un homme silencieux qui la regardait sous les yeux, à quelque distance. Ils parlaient une langue que je ne comprenais pas. Elle l’appelait Jim. Mais leurs paroles étaient sans poids et leurs regards immobiles et confondus, laissaient leurs yeux aveugles. Je pense toujours à eux : ils sont les seuls êtres rencontrés dans ma vie à n’avoir pas cette expression rapace ou traquée qu’ont tous les autres. Cette expression qui les range dans la foule des loups ou dans celle des agneaux. Je les revis le même jour dans une de ces petites chapelles des îles qu’on découvre toujours au hasard pour les perdre dès qu’on en sort. Ils se tenaient à la même distance puis ils se rapprochèrent et s’embrassèrent. La femme devint une image incertaine et s’effaça tant qu’elle était petite… Savaient-ils qu’ils étaient délivrés des filets du monde ?
Il est temps que je parte. Je connais un pin qui se penche sur la mer. À midi, il offre au corps fatigué une ombre mesurée comme notre vie, et le soir, à travers ses aiguilles, le vent entonne un chant étrange comme des âmes qui auraient aboli la mort à l’instant de redevenir peau et lèvres. Une fois, j’ai veillé toute la nuit sous cet arbre. À l’aube, j’étais neuf comme si je venais d’être taillé dans la carrière.
Si seulement l’on pouvait vivre ainsi ! Peu importe.
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GEORGES SEFERIS
Londres, 5 juin 1932
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Pierre-Auguste Renoir