Il neige comme un lait renversé. Un cahier dans ma poche me sert de fenêtre. Quand je le sors et l'ouvre, je vois la mer et les oiseaux, le bleu du ciel qui surnage, des pages pleines de cerfs-volants. Ça sent la résine entre les mots, le sapinage entre les lignes, l'espoir en bout de page. J'y ramasse avec les yeux la terre des forêts. Les mots d'amour ne sont jamais perdus. Ils rejoignent ce fleuve qui nous maintient en vie. C'est par les yeux que j'entre dans le monde, par les mots que j'en sors. Quand on perd son enfance, adulte, on n'est plus qu'un fantôme. Des lignes invisibles tracent un pays secret. Il faut s'y faire enfant pour y trouver sa route. Les petites choses que personne ne voit me sont des points de repère. J'écris hors du sujet, hors des sentiers battus, d'une façon brouillonne. Si un oiseau traverse la fenêtre, je le mets dans ma phrase, même le train qui suit, la pluie qui tombe, la neige qui hésite sur le rebord du toit. Les mots censurés de l'enfance remontent à la surface. Il y a des jours où chaque lettre bouge sur la page comme une voile de bateau. Certaines phrases sont un lac de lumière dans un décor de poussière. J'avance dans une forêt de mots, cherchant une embellie vers la résurrection. J'avance dans ma vie en même temps qu'à côté. Les mots vont de biais, jamais synchrones avec la route. Ils vont de pair avec le temps qui passe et n'attendent personne. Il faut les prendre quand ils viennent.
Pour ce qu'on donne en mots, on se prive de tout. On rogne sur les heures. On dort le moins possible. On mange ses mots à défaut d'un bifteck.Il faut puiser et s'épuiser dans l'abîme sans fond du silence. Ce qui se produit en siècles ne se traduit pas en heures mais en mythologies. Il y a chez mon voisin une corneille aux ailes rognées. Elle quitte à peine son arbuste. Elle picore, de ci de là, dans un jardin de pierres et de poupées, entre les chaises brinquebalantes et les tables bancales. Sentinelle à vif, elle a passé l'hiver dans son manteau de plumes, toujours vivante, brandissant à la vue de chacun ses noirs moignons d'espoir. Quand le froid bleu du froid s'appuie contre la vitre, les fenêtres grelottent. Mon cœur, tenu par un seul gond, fait claquer ses artères au gré des émotions. Chaque jour, il faut évacuer la boue d'hier et déneiger la route. Les mots sont des épingles sur le chiffon des jours. Ils font piquer les yeux. Ils surlignent le temps. Même si écrire, c'est être mal compris, je ne peux pas me taire. Je ne veux pas trahir les mots qui se bousculent. Il faut que je recouse au fil de soie, au fil de fer, au fil de laine, au fil d'or, les lambeaux du passé, que je brode sur l'âme des paroles de feu. Il faut que je survive sans brader l'infini. Ma vraie vie n'est pas la mienne, mais celle de mes enfants.
Il ne sert à rien de trouver des mots clés. On change constamment de serrure. Chaque matin, il faut racheter sa peau. Les plantes ont la couenne dure. Des rhizomes d'iris font éclater la pierre et poussent entre les failles. Le vent du nord se recueille sous les saules en prière. Les mots sont comme des doigts qui me touchent la peau, descendent le long du bras et me tiennent éveillé. J'éteins et je rallume ma lampe de chevet. Je couche dans un cahier où l'encre s'accumule. Je la puise dans les arbres, les nuages, les vagues, le vol des oiseaux. Du poisson qui frétille à la pomme qui craque, de la miche de pain à la sueur des amants, du cul des bêtes à la terre des forêts, j'embrasse le monde entier. Que cherchent donc mes lèvres dans ce baiser cosmique? J'ai l'impression de vivre un crayon à la main, un bracelet d'herbes autour du bras, une source sous mes pieds. Il n'y a pas de saisons au bout de mon stylo. Malgré le froid dehors, les degrés sous zéro, les glaçons de moustache, une aile de papillon zèbre la peau des pages. Du soleil brille entre les lignes. Les virgules aux aguets, les phrases bandent sous le reflux de l'encre. L'alphabet des orties se laisse pousser la barbe. Une volée de freux chavire dans le vent. Le roseau pense et se redresse comme un héron sur une patte. Les molécules se fracassent sur le front blanc du froid. Ils sont finis les fleurs, les framboises à l'écoute, les granges pleines d'oiseaux, le souvenir des feuilles. Le lac s'est éteint. La lune pend comme un glaçon. Le gel est là. Il n'y a plus dans l'air cette odeur de présence, ce goût de lait, de plaie, ce parfum de chaleur. Il ne neige plus de pissenlits, de samares, de noix. Il neige pour de vrai. Le temps s'est arrêté. L'hiver nous piétine de ses grands pieds mouillés. Le vent découpe à cran d'arrêt la douceur des bouleaux. Dans les greniers muets, des souris grises raclent des miettes. L'araignée du cerveau époussette sa toile. L'hiver est long. L'hiver est blême. J'ai grossi comme un bonhomme de neige. J'appuie ma vie sur le comptoir du ventre. J'ai gossé dans l'érable des allumettes pour le cœur, des amulettes, des colliers de barbe. Le verre s'est usé dans la soif des hommes et la fumée des bars. Le bois des arbres ne part plus naviguer, mais s'enterre en planches de cercueil. J'attends qu'on recouse la terre, que les jardins frissonnent dans leurs habits de fleurs, que les fourmis reviennent dans la foule des herbes, que les ruisseaux donnent à boire aux canards, que le ciel se déchire en éclats de soleil, que les semences quittent leur pot et courent aux nouvelles.
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JEAN-MARC LA FRENIERE
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Oeuvre Joyce Gehl