Brun est fasciste mais brunes sont les femmes du sud, ocre est convivialité et marron a la douceur vernie des fruits du marronnier qui déformaient mes poches dans mon enfance.
L’histoire a chevillé dans nos mémoires une idée de morositéà la couleur de la terre, peut-être parce qu’on y ensevelit nos morts. Les obsèques ont pour armoiries le gris et le noir, teintés de la terre en hiver – c’est toujours une forme d’hiver que mettre en terre le corps de ceux qui furent. La nudité, le froid, les arbres dénués de leur parure après l’enchantement flamboyant de l’automne, tout dans l’hiver tire le brun vers le noir de la nuit et de l’oubli.
On peut se demander pourquoi le brun sied-il si bien aux méchants ? Pourquoi le sombre si semblable à une inhumation a-t-il séduit les fascistes ? Brun est presque noir. Il est austère, il a la rugosité sans fioriture de la bure et du travail ; brun ne promet une dureté sans tendresse à nos imaginaires et le brun fasciste a été porteur d’une promesse mensongère de probité et de tradition, un faux rempart dressé devant le rouge que l’espoir révolutionnaire faisait bouillir dans la marmite plébéienne.
Dans l’esprit des gens, était-il une valeur refuge ? Les tuniques brunes les renvoyaient-elles à la noble aspiration de la Réforme, laquelle ne faisait que reprendre un combat plus ancien encore ? Car avant Luther, il y avait eu l’Italie. On parle de l’or bien sur, mais le brun a aussi ses lettres de noblesses, et la bure franciscaine les lui avait données. La robe marron avait la beauté et la grandeur d’un désir transcendant. Elle s’était, par sa simplicité, détachée des prétentions de pureté d’ordres plus blancs, mais plus salis aussi. Pauvres les moines, pauvre le textile, donc brun.
Brun est la couleur de la misère et approcher de la pauvreté par le biais d’une authentique ascèse, c’était déjà une forme de sainteté.
Il y a des excès, bien sur. A trop en faire on tombe dans l’exhibitionnisme mais rien, malgré tout, n’a jamais éradiqué la vérité brune de la poussière sur le corps desséché des miséreux à travers les âges.
Les anonymes et les sans-noms ont aussi leurs grâces pourtant. Compensation sans titre, certes, mais universelle. Les grecs ne s’y étaient pas trompés. Ils avaient prêtéà la terre l’un de leurs dieux les plus turbulents, un bouc à la robe couleur de sol. Pan, double dévergondé de la fière Perséphone en quelque sorte, qui s’emploie à faire pousser de la terre non pas ce qui nourrit sagement, mais ce qui enivre jusqu’à la folie. De l’ocre jusqu’au marron foncé, il a entretenu dans les plis de la terre antique la foule des nymphes, des dryades et des satyres, consommant la vie sans soucis d’ordre ni de raison. Nul richesse pour Pan, seulement une existence à pleine main avec, les jours de fêtes, Dionysos à sa table tirant son meilleur vin de ceps noueux. L’âme de la terre s’épanouissait sous les pas d’un dieu fou dont le seul luxe avait la couleur pourpre des vins qui ravissent et le corps et l’esprit.
Par quelle miracle la vie brute devient-elle l’essence de la joie, de la fête, de l’art de vivre ? Le rêve sans doute. L’homme sans haute naissance œuvre au plus simple et invente l’Art quotidiennement. Bruns sont les meubles les plus simples, bruns sont les bancs pour les invités, brunes sont les tables dressées pour le repas, que l’or des vernis conduit jusqu’aux portes de la blondeur.
Brun devient chaleur et depuis nos premiers pas, nous savons que marron n’est pas une seule couleur mais cette infinité de teintes sur laquelle nous posons nos mains, qui accueille nos affaires, qui nous entoure et nous protège.
Marron les souvenirs parfumés à l’encaustique avec, dans un rai de lumière, la danse des poussières en suspension. La puissante cire qui ressemble au miel transforme le meuble sombre en artefact brillant et doux au toucher. Marron est une couleur tactile plus que toutes les autres. Elle évoque la rampe de l’escalier usée par des centaines de mains, la commode et son grain irrégulier vibrant sous la pulpe des doigts et son trésor de foulards. Marron, c’est toutes ces textures, les raccords parfois fatigués entre les planches, le parquet qui grince, les lattes dont on sait lesquelles sont disjointes, lesquelles sont encore solides sous les pieds. C’est aussi ces efforts de réparations sur l’objet auquel on tient, sur le meuble qui n’a de valeur que dans notre cœur.
Brun nous accompagne tout au long de notre vie, discret, presque invisible. Le revendiquer pour d’autres gloires, c’est une forme de trahison. Il a la saveur de l’utile, du quotidien. C’est le bois, la magie de l’ébénisterie dans nos vies. Brun n’est pas loin de l’or si on y songe. C’est la terre transmuée par l’homme.
C’est la couleur de notre humilité et du partage que la nature consent à faire avec nous.
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LEILA ZHOUR
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Oeuvre Paul Gauguin