.. Elle s'invente un jardin
Y met un arbre avec son ombre d'origine
ses oiseaux polyglottes
ses feuilles en papier d' Arménie
des fruits mâles des fruits femelles
qui se battent comme des chiffonniers
se réconcilient sur l'oreiller
et cette fleur riche d'une aile qui fait son miel dans la couche du
bourdon
Elle sort de ses poches des objets qu'elle aligne par ordre de taille
comme elle le faisait des enfants
les repère yeux fermés au bruit de leur frottement sur le sol et à la
distance qui les sépare de ses mains
miroir caillou peigne crayon n'ont retenu aucune porte aucun
visage
ni ruisseau
le caillou ne sait plus rire
la clé ne sait plus parler
et la femme qui ne supporte aucune consolation se tourne vers le
jardin
l'ombre du pommier sur le sol fait pâlir sept années de deuil
Les mots qui poussent en bordure des lèvres retiennent bien des
frayeurs
les enfants les font sécher entre les pages
tête-bêche comme roses foulées par les colombes
le sang qui bat à leur tempe désole les mères qui essorent les murs
après les pluies
Les livres disent-elles s'attristent sans raison
ils veulent des mots secs alors que la saison est mouillée
l'humidité rétrécit les maisons et fait pleurer le linge
Ses rêves lui font croire qu'elle est éveillée
un ange balaie sa cuisine
un troupeau de buffles est lâché dans sa lampe
Renversée la ville autour d'elle
persuadés de frapper à une porte ses poings martèlent un sol fermé
à clé
Le rêve dit-elle est un lieu de sépulture et de séparation
Elle rêve comme elle écrit
par hachures parallèles qui se rencontrent hors de la page
Dessine-moi un rêve dit-elle à sa main
qui creuse un trou l'emplit de cris
esquisse une maison
l'ange qui en balaie le sol a besoin d'un tiroir pour y ranger ses
ailes
Le chemin de boue qui la relie au monde n'a jamais enjambé son
seuil
ni connu le nombre exact de ses cuillères en bois
ni la teneur en deuil de sa calebasse
Les incantations qu'elle a retenues éloignent le soleil qui halète
derrière ses vitres
car seule l'eau a sa confiance elle seule sait faire parler le jonc
Une brique sous chaque aisselle elle s'enfonce dans la pluie
le khôl autour de ses yeux la protège des éblouissements
le gel durcit la pointe de ses seins
Elle lave le fleuve lave son ventre sourde aux cris des abeilles et
du pain
va à la mer comme on va à l'herbe
glane ça et là l'ombre d'un nuage le reflet d'un platane qu'elle met
en gerbe pour les hommes qui l'attendent à l'embouchure les
pieds plantés dans le sel
La terre pour eux est un mensonge
c'est dans la femme basse qu'ils traceront leur sillon
après l'avoir désherbée à mains nues jusqu'àépuisement
de l'océan
eux debout
elle accroupie sur le soir afin qu'ils traient son miel
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VENUS KHOURY- GHATA
Editions Mercure De France, 2008.
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