Certains ne deviennent lyriques que dans les moments décisifs de leur existence ; pour d'autres ce n'est qu'au moment de leur agonie, où tout le passé s'actualise et déferle sur eux comme un torrent. Mais dans la majorité des cas, l'explosion lyrique surgit à la suite d'expériences essentielles, lorsque l'agitation du fond intime de l'être atteint au paroxysme. Ainsi, une fois prisonniers de l'amour, des esprits enclins à l'objectivité et à l'impersonnalité, étrangers à eux-mêmes comme aux réalités profondes, éprouvent un sentiment qui mobilise toutes leurs ressources personnelles. Le fait qu'à peu d'exceptions près tous les hommes fassent de la poésie quand ils sont amoureux montre bien que la pensée conceptuelle ne suffit pas à exprimer l'infinité intérieure ; seule une matière fluide et irrationnelle est capable d'offrir au lyrisme une objectivation appropriée. Ignorant ce qu'on cache en soi même comme de ce que cache le monde, on est subitement saisi par l'expérience de la souffrance et transporté dans un région infiniment compliquée, d'une vertigineuse subjectivité. Le lyrisme de la souffrance accomplit une purification intérieure où les plaies ne sont plus de simples manifestations externes sans implications profondes, mais participent à la substance même de l'être. Il est un chant du sang, de la chair et des nerfs. Aussi, presque toutes les maladies ont-elles des vertus lyriques. Seuls ceux qui se maintiennent dans une insensibilité scandaleuse demeurent impersonnels face à la maladie, toujours source d'un approfondissement intérieur.
On ne devient vraiment lyrique qu'à la suite d'un profond trouble organique. Le lyrisme accidentel est issu de déterminants extérieurs et disparaît avec eux. Pas de lyrisme sans un grain de folie intérieure. Fait significatif, les psychoses se caractérisent, à leur début, par une phase lyrique où les barrières et les obstacles s'effondrent pour faire place à une ivresse intérieure des plus fécondes. Ainsi s'explique la productivité poétique des psychoses naissantes. La folie : un paroxysme du lyrisme ? Bornons-nous àécrire son éloge pour éviter de réécrire celui de la folie. L'état lyrique est au delà des formes et des systèmes : une fluidité, un écoulement intérieur mêlent en un même élan, comme en une convergence idéale, tous les élément de la vie de l'esprit pour créer un rythme intense et parfait. Comparé au raffinement d'une culture ankylosée qui est prisonnière des cadres et des formes, déguise toute chose, le lyrisme est une expression barbare : sa véritable valeur consiste, précisément, à n'être que sang, sincérité et flammes.
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Je voudrais exploser, couler, me décomposer, que ma destruction soit mon oeuvre, ma création, mon inspiration ; m'accomplir dans l'anéantissement, m'élever dans un élan démentiel, au delà des confins, et que ma mort soit mon triomphe. Je voudrais me fondre dans le monde, et que le monde se fonde en moi, que nous accouchions dans notre délire, d'un rêve apocalyptique, étrange comme une vision de la fin, magnifique comme un grand crépuscule. Que naisse du tissu de notre rêve, des splendeurs énigmatiques et des ombres conquérantes, qu'un incendie total engloutisse ce monde, et que ses flammes provoquent des voluptés crépusculaires, aussi compliquées que la mort et fascinantes comme le néant. Il faut des tensions démentielles pour que le lyrisme atteigne son expression extrême.
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CIORAN
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