" Penser le partage - disait un sage - c'est mettre en cause la morale et le droit; c'est, aussi, mettre en question les notions de bonheur et de malheur; c'est, encore, faire le procès de l'humanité, de la vie et de la mort.
" Tout est à partager et rien n'est partageable: le sort de l'homme, comme celui du monde. Sue cette difficulté, inhérente sa nature-même, se fonde, peut-être, la réciprocité du don. "
Et il ajoutait: " Et pourtant, exister c'est s'ouvrir progressivement au partage; c'estpartager la vie avec la vie, la joie avec la joie, la douleur avec la douleur, la mort avec la mort; l'instant, en somme, avec l'instant. "
Le partage ne serait-il, en soi, qu'arbitraire appropriation ?
En naissant, je m'approprie la vie; en mourant, je fais main-basse sur la mort; je m'empare, à mon insu, de l'au-delà.
Une action ne peut se juger que dans sa plénitude; un sentiment, également. Nos comportements nous sont propres. Nous agissons, comme si nous avions le droit d'agir de la sorte. Nous nous mouvons, comme si nous étions seuls à nous déplacer.
De nos penchants ou de nos répulsion, infiniment diverses sont les motivations. Le motif est personnel.
Nous pesons sur les hommes, de tout notre poids de raison, de sensibilité, de complexité ou d'indifférence. Il faut nous accepter tels que nous sommes. Ainsi, se nouent nos rapports avec autrui. Ainsi, opèrent le temps et l'éternité auxquels nous sommes soumis.
Peut-on dans ces conditions, envisager, avec sérénité, le partage d'un bien déterminé : or, argent, amour, conviction, idéal, idée ? Et quelle valeur accorder à un don qui, d'office, exclut l'équitable partage ? Il comblera l'un et décevra l'autre, sa valeur étant toute subjective.
Nos richesses ne sont rien tant qu'elles n'ont pas obtenu l'aval de tous.
Là réside la difficulté. Elle provient, non pas de la nature du bien mais de sa destination, en dépit du choix; car le juste partage s'appuie sur a même capacité de jouissance du bien reçu; il implique une même idée de ce bien, un même intérêt pour lui.
Mais qui saurait estimer, à son vrai prix, ce qu'il possède? Ne rien posséder, c'est, aussi, posséder ce rien. Le rien, comme le tout, ne se partage pas, n'étant jamais qu'un rien ou un tout dans l'infini du tout et du rien dont nul, à aucun moment, ne parviendra à prendre la mesure.
L'impossibilité du partage serait-elle due à nos différences?
Partagez un amour, vivre à deux la même vie, n'est en définitive, que vivre dans sa complétude, sa part d'amour et de vie. Nous n'avons, à travers l'autre, affaire qu'à nous-même. Le partage est à cette condition; c'est pourquoi il est, à sa bas, illusoire.
L'autre nous rend à nous-même et vice-versa.
Partager un lit, un repas, n'est jamais qu'obtenir, pour soi, une place dans un lit ou une part de repas; mais cette place consentie, cette part de nourriture varient nécessairement selon notre corpulence ou le degré de notre appétit. Un lit, un repas, comme une existence, ne se partagent jamais par moitié.
L'échange n'est pas le partage; car, au contraire de celui-ci, il implique la connivence.
Dans un échange, nous donnons moins ou davantage que nous ne récoltons. Cela ne saurait être autrement.
Le livre en est la parfaite illustration.
On ne partage pas un livre, ne fût-ce qu'à cause de la diversité des approches qu'il suscite.
Le livre nous renvoie à un seul livre: celui de notre lecture.
Nous n'aurons, l'ayant lu, rien partagé, mais gardé tout pour nous ou tout accordé sans contrepartie.
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Il disait enfin : " On ne peut se servir que de mots connus; c'est pourquoi tout livre que l'on écrit est un livre déjà lu "
Et il ajoutait : "Écrire est, peut-être, désespérément détruire le même ouvrage, obsédé par le livre que l'on ne fera jamais.
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EDMOND JABES
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