En effet, nous croyons possible de fixer, dans le règne de l’imagination, une loi des quatre éléments qui classe les diverses imaginations matérielles suivant qu’elles s’attachent au feu, à l’air, à l’eau ou à la terre. Et s’il est vrai, comme nous le prétendons, que toute poétique doive recevoir des composantes, — si faibles qu’elles soient — d’essence matérielle, c’est encore cette classification par les éléments matériels fondamentaux qui doit apparenter le plus fortement les âmes poétiques. Pour qu’une rêverie se poursuive avec assez de constance pour donner une œuvre écrite, pour qu’elle ne soit pas simplement la vacance d’une heure fugitive, il faut qu’elle trouve sa matière, il faut qu’un élément matériel lui donne sa propre substance, sa propre règle, sa poétique spécifique. Et ce n’est pas pour rien que les philosophies primitives faisaient souvent, dans cette voie, un choix décisif. Elles ont associéà leurs principes formels un des quatre éléments fondamentaux qui sont ainsi devenus des marques de tempéraments philosophiques. Dans ces systèmes philosophiques, la pensée savante est liée à une rêverie matérielle primitive, la sagesse tranquille et permanente s’enracine dans une constance substantielle. Et si ces philosophies simples et puissantes gardent encore des sources de conviction, c’est parce qu’en les étudiant on retrouve des forces imaginantes toutes naturelles. Il en va toujours de même : dans l’ordre de la philosophie, on ne persuade bien qu’en suggérant des rêveries fondamentales, qu’en rendant aux pensées leur avenue de rêves.
Plus encore que les pensées claires et les images conscientes, les rêves sont sous la dépendance des quatre éléments fondamentaux. Les essais ont été nombreux qui ont relié la doctrine des quatre éléments matériels aux quatre tempéraments organiques. Ainsi un vieil auteur, Lessius, écrit dans l’Art de vivre longtemps (p. 54) : « Les songes des bilieux sont de feux, d’incendies, de guerres, de meurtres ; ceux des mélancoliques d’enterrements, de sépulcres, de spectres, de fuites, de fosses, de toutes choses tristes ; ceux des pituiteux, de lacs, de fleuves, d’inondations, de naufrages ; ceux des sanguins, de vols d’oiseaux, de courses, de festins, de concerts, de choses même que l’on n’ose nommer. » Par conséquent, les bilieux, les mélancoliques, les pituiteux et les sanguins seront respectivement caractérisés par le feu, la terre, l’eau et l’air. Leurs songes travaillent de préférence l’élément matériel qui les caractérise.
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GASTON BACHELARD
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Oeuvres Annie Coe