Je suis convaincu qu’un monde islamique qui se remet en mouvement, un monde hindou dont les vieilles méditations engendreraient une jeune histoire, auraient avec notre civilisation, notre culture européenne, cette proximité spécifique qu’ont tous les créateurs. Je crois que c’est là que finit le scepticisme. Pour l’Européen en particulier, le problème n’est pas de participer à une sorte de croyance vague qui pourrait être acceptée par tout le monde ; sa tâche, c’est Heidegger qui le dit : « Il nous faut nous dépayser dans nos propres origines », c’est à dire qu’il nous faut revenir à notre origine grecque, à notre origine hébraïque, à notre origine chrétienne pour être un interlocuteur valable dans le grand débat des cultures ; pour avoir en face de soi un autre que soi, il faut avoir un soi.
Rien par conséquent n’est plus éloigné de la solution de notre problème que je ne sais quel syncrétisme vague et inconsistant. Au fond les syncrétismes sont toujours des phénomènes de retombée ; ils ne comportent rien de créateur ; ce sont de simples précipités historiques. Aux syncrétismes il faut opposer la communication, c’est à dire la relation dramatique dans laquelle tour à tour je m’affirme dans mon origine et je me livre à l’imagination d’autrui selon son autre civilisation.
La vérité humaine n’est que dans ce procès où les civilisations s’affronteront de plus en plus à partir de ce qui, en elles, est le plus vivant, le plus créateur. L’histoire des hommes sera de plus en plus une vaste explication où chaque civilisation développera sa perception du monde dans l’affrontement avec toutes les autres. Or ce procès commence à peine. Il est probablement la grande tâche des générations à venir. Nul ne peut dire ce qu’il adviendra de notre civilisation quand elle aura véritablement rencontré d’autres civilisations autrement que par le choc de la conquête et de la domination. Mais il faut bien avouer que cette rencontre n’a pas encore eu lieu au niveau d’un véritable dialogue. C’est pourquoi nous sommes dans une sorte d’intermède, d’interrègne, où nous ne pouvons plus pratiquer le dogmatisme de la vérité unique et où ne sommes pas encore capables de vaincre le scepticisme dans lequel nous sommes entrés. Nous sommes dans le tunnel, au crépuscule du dogmatisme, au seuil des vrais dialogues. Toutes les philosophies de l’histoire sont à l’intérieur d’un des cycles de civilisation ; c’est pourquoi nous n’avons pas de quoi penser la coexistence de ces multiples styles, nous n’avons pas de philosophe de l’histoire pour résoudre les problèmes de coexistence. Si donc nous voyons le problème, nous ne sommes pas en état d’anticiper la totalité humaine, qui sera le fruit de l’histoire même des hommes qui engageront ce redoutable combat.
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PAUL RICOEUR
1964
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Oeuvre Stefano Rosa