Hésiode nous la présente comme la mère du langage. Sœur aînée de Zeus, elle aurait, avec une patience et une intelligence hors du commun, pris le temps et la peine de nommer une à une chacune des choses du monde créé par ses parents Gaïa et Ouranos, et leur grand ancêtre Chaos. C'est une chose remarquable. Le nom des choses est la première brique de la pensée, et la pensée préside ensuite au récit. Sur les récits, s'élaborent des analyses et des analyses découlent les interprétations et leur infinie déclinaison. Sa mémoire prodigieuse lui a valu l'amour de Zeus à qui elle récitait les poèmes qu'il aimait sans jamais se lasser. Maîtresse des mots, elle en a fait les outils de la mémoire, et parce que l'homme a hérité des dieux cette capacité au langage, il peut également se souvenir, non pas seulement chaque matin, que le jour est le jour, une fleur une fleur, un café le café, mais il peut se remémorer les actes de la veille, les sentiments qui les accompagnaient, les émotions, tout cet environnement qui donne au monde la couleur de nos émois.
Se souvenir, c'est avant tout du langage. D'ailleurs, qui veut occulter un fait n'en parle pas, et faute de mot, il disparaît. C'est vrai pour les individus, c'est vrai pour les sociétés et leur histoire. Qui veut déformer un fait en change les mots, le désigne d'une autre manière, biaise le langage et fait dire aux actes autre chose que ce qu'ils furent. Ainsi la Terreur en 1792-93 a-t-elle mis en œuvre un génocide en Vendée, mais faute de l'avoir dit, faute d'avoir inventé ce mot nécessaire à la description du fait, cela fut oublié, et reste encore ignoré de beaucoup, délibérément ou non.
Se souvenir ensemble de quelque chose, c'est un acte social. Ce peut être le fait d'un petit groupe, bien entendu. Il y a une mémoire familiale, les célébrations entre copains, etc. Mais rappeler à plusieurs tel ou tel événement, c'est co-mémorer, et c'est social, donc politique. En ces temps de commémoration effrénée, tout en vient à se mélanger. La mémoire n'est plus le rappel d'un fait par le langage mais la vaste manipulation d'un petit nombre qui tient à masquer ce qui fut pour n'en garder qu'une trace infime, appauvrie à l'extrême, dépourvue de toute l'émotion qui l'entourait, avec ses luttes, ses antagonismes, ses absurdités, ses échecs.
Voici quatre ans qu'on nous enveloppe de beaux discours sur la Première Guerre mondiale, comme si nous devions, un siècle après, la revivre par le souvenir année par année, jusqu'à aboutir à nouveau, le 11 novembre 2018 à cette armistice absurde qui porte en elle déjà les germes de la guerre suivante. Nous n'avons aucun souvenir vivant de cette guerre. Le dernier poilu est mort il y a longtemps. Tout ce qui nous reste est un récit multiforme et l'interprétation de ce récit selon qu’il est fait par tel ou tel. Les documents d'époques, films, journaux, textes et commentaires, contribuent à nous faire comprendre cette partie de l'Histoire, mais la commémoration officielle n'en a cure. Les officiels, les tenants du pouvoir d'aujourd'hui, sont exactement les mêmes que ceux de 1914. Bien sûr ils ont changé de visage et de noms, nous avons juste une génération de dirigeants plus jeunes mais qui pense comme l'ancienne. Le souvenir dont elle nous fait croire que c'est un devoir n'est qu'une méchante bâche posée avec angoisse sur ses sempiternelles turpitudes afin que, rassemblés dans l'horreur, nous nous figurions que notre dégoût est aussi le leur.
Que nenni ! La pauvreté du discours officiel autour de la guerre est à l'image de ces monuments aux morts érigés dans une hâte et une stupéfaction sans aucun doute pardonnable à l'époque. Il célèbre des héros de la paix, des victimes du devoirs sans remettre jamais en question cette paix à eux refusée pendant quatre ans, ni ce devoir qui n'était qu'un leurre au profit des marchands de canons et associés. Ceux qui profitèrent de cette Première Guerre Mondiale en furent si satisfaits qu'ils financèrent dès 32 la Seconde qui pointait déjà son nez (relisons L'ordre du jour, de Vuillard). Les hommes morts dans la boue et les bombardements, les blessés qui ne guérirent jamais, les traumatisés pour qui la seule réparation fut l'abandon et l'oubli, les veuves, les familles brisées, ceux-là, chichement indemnisés peut-être par l’État, ne sont jamais cités dans les discours sauf à titre de figurants rhétoriques.
Chacun sait ce que fut leur enfer car, effectivement, il y eut des mots pour le dire et le transmettre. Ce sont des lettres, des carnets, des dessins, tout un patrimoine réellement populaire qui a donné le jour à une littérature tragique, épique, une Iliade moderne qui perpétue une autre forme d'héroïsme : celle d'avoir semé des descendants de survivants à l'absurde boucherie de 14-18. Ce discours là, s'attache à une forme de vérité vécue, et remet en scène l'émotion, l'incompréhension, la souffrance. Ce n'est pas de la commémoration. C'est une mémoire qui n'a nul besoin qu'on lui désigne son devoir. C'est une mémoire d'opposition et de résistance aux “éléments de langage” qu’ânonnent sans fin les répétiteurs du pouvoir année après année. C'est ce qui reste aux hommes et aux femmes sans nom, ce dont aucun officiel ne peut les dépouiller. C'est notre héritage, le vôtre, le mien, et ce qui vit dans ma mémoire est aussi brûlant que cette souffrance sans cesse répétée, en 14, en 15, en 16, en 17, en 18, et au Cambodge, et en Algérie, et au Biaffra, et en Palestine, et au Yémen, et au Tchad, et en Birmanie, pour ne citer que les plus récents cataclysmes, et... partout, tout le temps.
Je n'honore pas les poilus comme des héros de la Patrie. D'une certaine manière, nous leur devons plus que ça. Ils sont les victimes de ceux qui aujourd'hui encore prétendre d'une main saluer leur mémoire tandis que de l'autre, ils reproduisent encore et encore des situations semblables à celles qui contribuèrent à leur perte. On pourrait se souvenir à l'infini des guerres qui furent : celle dite de Cent ans, nos magnifiques boucheries napoléoniennes, la guerre de Sécession américaine, et combien d'autres encore ? Nous pourrions cesser le travail chaque jour de l'année pour co-mémorer, pour nous rappeler tous combien nous sommes asservis à des puissants qui nous mènent où ils veulent, jusqu'à l'abattoir, sans que jamais nous ne relevions la tête. Nous pourrions certainement tout arrêter pour ne penser qu'à cela, qu'à cette défaite permanente qui est la nôtre face à l'appétit de pouvoir de quelques uns, toujours les mêmes, les mêmes familles, les mêmes héritiers, les mêmes gardiens d'un sinistre trésor. Nul doute que ce serait une excellente chose. Mais en sommes nous capables ?
Cette "servitude volontaire" si bien décrite par La Boétie, nous en détournons pudiquement le regard. Nous parlons des malheurs qui nous indignent mais nous travaillons chaque jour en bons fonctionnaires (ou autre) au maintien d'un État qui les provoque. A mon modeste niveau, dans le minuscule établissement où je gagne mon salaire, je vois, jour après jour, comment s'appauvrit la pensée, comment l'animal dangereux qu'est l'homme pensant est progressivement brisé, enchaîné, contraint, jusqu'à devenir le docile bétail qui votera pour la perpétuation de l'indigne. Est-ce que je m'y oppose ? Petitement, sans aucun doute, mais est-ce assez ? Je plante des graines de réflexions qui, chez certains germeront peut-être mais le plus souvent, je ne peux que mesurer mon impuissance et celle de mes pairs face au rouleau compresseur d'une administration qui contrôle, régente, menace, tout ceci sans qu'il soit jamais ouvertement question de contrôle, de régence, de menace.
L'humanité est un troupeau régit par la peur de la mort, la peur de manquer de ressource, la peur de tout perdre. La majeure partie de l'humain réagit à cette peur en se soumettant à la volonté de quelques-uns qui, eux, ont choisi la domination et l'exploitation en réponse à cette peur. Amasser, contrôler, maîtriser le reste du monde pour ne pas manquer, ne pas souffrir, ne pas disparaître. C'est le même ressort, seule la réponse est différente. La perte. Elle conditionne toute notre Histoire depuis les premiers rassemblements d'éleveurs mutualisant leurs capacités, devenant cultivateurs pour ne plus dépendre de cueillettes aléatoires, jusqu'aux grands blocs mondiaux que nous connaissons aujourd'hui. Toujours il s'agit de conserver ce qu'on a et c'est sans doute ce profond atavisme qui rend le capitalisme indépassable.
Capitaliste l'Antiquité et ses guerres de Cités puis d'Empires. Rivalités marchandes et économiques, luttes d'influences, pour s'approprier d'abord des richesses puis conserver le pouvoir afin d'en bénéficier ad infinitum. Capitaliste bien sûr le Moyen-Âge et ses héritages territoriaux morcelés entre fils jusqu'à ce que le plus puissant reconstitue un grand royaume avant de le perdre à nouveau. Capitaliste bien entendu la Renaissance et la découverte des denrées rares, lointaines, l'invention d'extraordinaires plus-values, la restauration de l'esclavage afin de profiter encore et toujours, plus et mieux. Capitaliste l'Empire de Chine, celui de Moctezuma, ainsi que toutes les grandes structures politiques dont pour beaucoup j'ignore tout. Il ne peut en être autrement parce que nous sommes pétris de peurs, nous sommes des Golems de la peur de perdre, marqués au front de l'Aleph de la soumission. Ce qui nous fait vivre nous asservit tout autant.
S'il a existé des mondes sans cette lutte effrénée pour la possession, c'est dans de toutes petites sociétés. Ce ne sont pas des mondes idéaux, ce ne sont pas des sociétés égalitaires. Ce seraient plutôt des communautés où la logique de base était le partage de biens limités, connus, donnés. Ce qu'on demande alors à l'homme c'est d'entrer dans ce corps de partage, d'y contribuer, assurant ainsi la survie de l'ensemble. La perte n'est plus le seul moteur. Elle peut survenir, mais ce n'est pas en son seul nom que s'élaborent les exigences à l'égard de l'individu. Je songe à certaines sociétés indiennes précolombiennes, à ce que j'ai pu lire des communautés aborigènes, de ces petits groupements ici et là qui ont peut-être fonctionné différemment dans une certaine mesure, et seulement dans une certaine mesure. En effet, la convoitise de groupes extérieurs pouvait à tout moment les replonger dans cette lutte pour ne pas perdre ce qui est à soi, et cela n'a pas manqué d'arriver.
Alors commémorer le courage, l'honneur, la victoire et autres fariboles ? C'est rappeler notre asservissement à l'insatiable appétit des puissants. C'est nier l'exploitation de cette peur si vile et si fondamentale qui hante chacun de nous. C'est enfin faire outrage une Nième fois à ceux qui ont souffert, certains dupes, d'autres moins, pour rien qui les concernât.
Dans les églises, devant les mairies, je prends souvent la peine de lire intégralement la liste des "Morts pour la France", nom et prénom. Chacun d'eux était un père, un frère, un mari, un fils. Ils ne sont que les victimes de la grande mâchoire du profit de quelques uns qui aujourd'hui encore prétendent les flatter même s'ils n'en n'ont plus rien à faire là où ils sont. Morts, assurément ils le furent, mais pas pour la France, ça non, j'ai peine à le croire. La conscience de l'absurde a fleuri sur leurs dépouilles et contribuéà quelques révoltes vite récupérées et détournées. Ils sont principalement morts pour rien, il faut bien le dire, et quand, le 11 novembre, je prends la peine de m'arrêter pour contempler l'étendue sombre de cette mémoire des guerres, je ne vois que des cohortes de malheureux, hommes, femmes et enfants, guidés par les bergers du mensonge.
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LEILA ZHOUR
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Oeuvre Charles Antoine Coypel