Se lever à l’aube. Se rendre sans tarder au travail en utilisant un quelconque moyen de locomotion rapide. En d’autres mots, se laisser confiner dans un espace plus ou moins spacieux, la plupart du temps mal ventilé. Assis devant un ordinateur, taper sans cesse des lettres, des messages, des rapports qui n’auraient probablement jamais été produits s’il fallait les écrire à la main. Ou encore, faire fonctionner une machine pour produire des objets tous identiques les uns aux autres. Ne jamais s’éloigner davantage que de quelques pas de la machine pour assurer une surveillance constante et répondre à tous ses besoins. Quand ce n’est pas répéter continuellement les mêmes gestes, les mêmes mouvements, automatiquement, continuellement. Surtout, le faire des heures et des heures durant, au même endroit, dans la même atmosphère, jour après jour, après jour, après jour.
Est-ce cela que vous appelez «vivre» ?
Produire. Produire encore. Produire à nouveau. Comme hier, comme l’avant-veille, comme le jour avant. Comme demain, aussi, à moins que la maladie ou la mort ne frappent. Mais produire quoi, au juste? Des objets qui semblent inutiles, superflus, mais dont l’utilité ne peut être discutée. Des objets complexes dont on ne connaît qu’un seul des aspects. Des objets si complexes qu’on n’a qu’une vague idée de toutes les étapes nécessaires à leur production. Produire sans savoir la destination finale des objets qui sont produits, des métaux qui sont extraits du sol, des arbres qui sont abattus et ébranchés. Produire sans être capable de refuser de produire pour des gens qu’on n’aime pas ou pour des fins qui nous terrorisent, produire sans avoir un seul mot à dire, sans avoir le loisir d’exprimer la moindre initiative. Produire à toute vitesse. Devenir un simple outil de production, dirigé, manipulé, surmené jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la cassure. Et recommencer le lendemain.
Est-ce cela que vous appelez «vivre» ?
Commencer la chasse au client dès les premières minutes du matin. En faire une quête, une obsession. Sauter du vélo au métro, du métro à la voiture, de la voiture à l’autobus. Arpenter la ville dans tous les sens. Faire tous les efforts pour surestimer la valeur de la marchandise, la vanter comme on écrit une ode à l’amour de sa vie. Cracher sur celle des autres, y mettre toute sa hargne et son ressentiment. Ou encore, rester debout derrière un comptoir et ne fréquenter que des inconnus avec qui on n’entretient que des relations transactionnelles. Devoir leur sourire, leur démontrer une affection quasi filiale, même s’ils sont imposés, même si on ne les a pas choisis, même si ce sont de sombres crétins, devoir les traiter mieux que l’on traite son amant et son amante mieux que l’on se traite soi-même. Retourner ensuite à la maison, très tard le soir, surexcité, écoeuré, insatisfait, tout en rendant involontairement les gens autour de soi, les gens qu’on aime, tristes, misérables, avec des attaches de plus en plus ténues avec la vie.
Est-ce cela que vous appelez «vivre» ?
Pourrir entre les quatre murs d’une cellule. Ressentir le futur inconnu qui nous sépare de nous-mêmes – ou de ce que nous considérons comme nous-mêmes. Recevoir sa sentence et se laisser envahir par la sensation que la vie se dérobe, qu’elle nous quitte pour toujours, qu’il n’y a plus rien qu’on puisse faire pour l’influencer. Être cloué dans un lit, dans une cellule capitonnée, dans un fauteuil roulant, sur un banc d’école. Se retrouver suspendu dans un vide climatisé de plomb et de béton pour des mois, pour des années. Ne plus être capable de se battre. Ne devenir rien d’autre qu’un numéro, un rebut, un chien de paille, une quantité négligeable qui doit être soumise, surveillée, contrôlée, espionnée, exploitée, selon la gravité du crime – ne serait-ce celui d’être jeune, vieux, pauvre ou malade.
Est-ce cela que vous appelez «vivre» ?
Porter un uniforme. Pour une, deux, trois années, souvent plus. Répéter sans cesse le geste de tuer d’autres individus. Dans l’exubérance de la jeunesse, être enfermé dans d’immenses édifices où l’on doit entrer et sortir seulement à des moments prédéterminés. Consommer, marcher, se lever, s’endormir, faire tout et rien à des moments fixes. Tout cela pour apprendre à se servir d’outils conçus pour enlever la vie de gens qu’on n’a jamais rencontrés et qu’on ne rencontrera qu’au moment d’appuyer sur la gâchette. Se préparer chaque jour à tomber, un jour ou l’autre, sous les balles de ces mêmes inconnus contre qui on n’a objectivement aucune querelle. S’entraîner à mourir et à tuer comme une machine de mort robotique, comme une arme entre les mains des privilégiés, des puissants, des vandales aux dents en or – alors que nous sommes dépossédés de tout, même du droit de respirer.
Est-ce cela que vous appelez «vivre» ?
Se retrouver du jour au lendemain sans emploi, sans moyen de survie, suite à un caprice du patron, suite au désir de restructuration du conseil d’administration, suite aux pressions des actionnaires insatisfaits du rendement de leur investissement, suite à la mécanique impersonnelle de la gestion du personnel, suite aux aléas ordinaires et naturels du marché. Dépendre de l’assistance publique, sous l’oeil vigilant et soupçonneux du fonctionnaire, devoir justifier ses maigres possessions, être convoquable et corvéable à souhait, devenir pupille de l’État. Se retrouver seule avec deux enfants à nourrir et éduquer, ne manger qu’un repas par jour pour s’assurer que la faim ne les tenaille pas trop, qu’ils puissent grandir sans carences et ne pas trop souffrir de l’instruction qu’on leur assène en classe. Voir ses propres forces, sa propre jeunesse et sa propre beauté s’étioler devant les miroirs du comptoir familial, dans la queue de la banque alimentaire ou devant le sourire trop satisfait du propriétaire du pawnshop. Devoir être reconnaissante et larmoyante lorsqu’on vient vous donner un panier de Noël composé de boîtes de thon et de pois chiches. Faire semblant de jouir lorsque le propriétaire nous met sa sale bite en échange d’un délai supplémentaire pour le loyer.
Est-ce cela que vous appelez «vivre» ?
Être incapable d’apprendre, d’aimer, de rester seule, de jouir à sa guise. Devoir rester sous les néons alors que le soleil luit et que les fleurs embaument l’air tiède et doux du matin. Ne pas pouvoir profiter du soleil de midi quand souffle le vent se lève et que la neige fouette sa fenêtre. Ne pas pouvoir marcher vers le nord quand la chaleur devient insupportable et brûle l’herbe dans les champs. Partout et toujours se heurter à des lois, à des frontières, à des interdits moraux, à des conventions sociales, à des règles, à des juges, à des usines, à des bureaux, à des magasins, à des prisons, à des écoles, à des hôpitaux, à des casernes, à des hommes et des femmes en uniforme qui protègent, entretiennent et défendent un ordre mortifère qui enchaîne les individus dans des enclos. Un ordre qui non seulement exige qu’on le respecte et qu’on travaille pour lui, mais qui a l’outrecuidance d’exiger aussi qu’on l’encense, qu’on le porte aux nues, qu’on meurt pour lui.
Est-ce cela que vous appelez «vivre» ?
Et vous? Vous, les amoureux de la vie, les chantres du progrès et de la démocratie, vous les amants de la nation, du marché et de l’ordre, vous les moralisateurs, les apôtres de la responsabilité et du travail, répondez-moi: est-ce tout ce que vous avez à offrir? Est-ce cela que vous appelez «vivre» ?
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Une réécriture d’un texte
Une réécriture d’un texte
d’E. ARMAND