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Voici la très triste histoire de P. I. SEMMELWEIS, néà Budapest en 1818 et mort à Vienne en 1865.
Ce fut un très grand cœur et un grand génie médical. Il demeure, sans aucun doute, le précurseur clinique de l'antisepsie, car les méthodes préconisées par lui, pour éviter la puerpérale, sont encore et seront toujours d'actualité. Son œuvre est éternelle. Cependant, elle fut, de son époque, tout à fait méconnue.
Nous avons essayé de mettre en relief un certain nombre de raisons qui nous paraissent expliquer un peu l'extraordinaire hostilité dont il fut la victime. Mais on n'explique par tout avec des faits, des idées et des mots. Il y a, en plus, tout ce qu'on ne sait pas et tout se qu'on ne saura jamais.
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Quant à Semmelweis, il semble que sa découverte dépassa les forces de son génie. Ce fut, peut-être, la cause profonde de tous ses malheurs.
Étudiant hongrois, il quitta Budapest pour apprendre la médecine à Vienne. Il eut des maîtres prestigieux : Skoda en clinique et Rokitansky en anatomie pathologique. Nommé maître en chirurgie en 1846, il devint professeur assistant de Klin, qui régnait sur une grande maternité de la ville de Vienne. Céline décrit avec brio, dans un style inimitable, la "danse macabre" de la fièvre puerpérale dans les maternités de la capitale autrichienne. Cette véritable hécatombe fauchait un pourcentage effrayant de jeunes femmes atteintes par cette fièvre des accouchées.
Semmelweis, avec perspicacité, mit au jour pour la première fois le rôle de la transmission manuportée du "processus pathogène". Les étudiants en médecine qui venaient examiner les femmes en travail après avoir disséqué des cadavres, sans s'être lavé les mains, furent désignés comme responsables. Il constata que les femmes examinées par les élèves sages-femmes, qui n'avaient pas accès à la salle d'anatomie, étaient beaucoup moins souvent atteintes par la fièvre puerpérale. Il nota également que les femmes qui accouchaient dans la rue, de peur de mourir à l'hôpital, étaient épargnées par la maladie. Il a cherché les « variables » : l'établissement le moins performant fait appel à des étudiants et l'autre non. Il fait déplacer les étudiants et la mortalité suit les étudiants. Ils remarquent que lesdits étudiants ont disséqué des cadavres, ils ont peut-être rapporté sur leurs mains des « choses » mortelles, ce qui était repérable à l'odeur de leurs mains. Semmelweis leur fait laver les mains et la mortalité baisse.
Se laver les mains n'avait aucun sens dans l'esprit scientifique de l'époque. Il faudra attendre Pasteur quelques années plus tard pour avoir une reconnaissance complète de ces animalcules porteurs de maladies, les microbes. Sommé de donner des explications, Semmelweis n'en a pas, il propose des « expériences pour voir ». Il voulait tenter le hasard. le pragmatisme devrait suffire : d'abord, on voit que cela fonctionne et on cherche ensuite d'où cela vient, les antécédents, les explications. Les médecins supportent mal le fait qu'ils pourraient être eux-mêmes vecteurs de la maladie : « les mains peuvent être infectantes ». Semmelweis est calomnié par le directeur de la maternité et doit partir.
D'autres maternités dans le pays pratiquent le lavage des mains, sans résultats, selon eux. Il semble bien que l'orgueil des médecins l'emporte sur toute autre considération, ils ne peuvent admettre que la maladie vienne d'eux.
Semmelweis, déterminé, engagea le combat pour que les étudiants et les médecins accoucheurs se lavent les mains avec une solution de chlorure de chaux avant d'examiner les patientes. Il eut immédiatement des résultats spectaculaires sur la mortalité, mais se heurta violemment au mandarinat obscurantiste des maîtres de l'obstétrique viennoise et subit toutes les vexations, y compris le sabotage de sa méthode.
« Quand on fera l'Histoire des erreurs humaines, on trouvera difficilement des exemples de cette force et on restera étonné que des hommes aussi compétents, aussi spécialisés, puissent dans leur propre science demeurer aussi aveugles, aussi stupides.
Mais ces grands officiels ne furent pas qu'aveugles, malheureusement.
Ils furent à la fois bruyants et menteurs et puis surtout bêtes et méchants. »
Semmelweis était un être passionné et caractériel, persuadé de détenir la vérité. Il campa sur ses positions, seul contre tous, et sombra peu à peu dans la folie, finissant par se blesser volontairement lors d'une dissection. Il mourut, délirant, de "pourriture hospitalière" dans un asile d'aliénés ! Ce combat du précurseur de l'antisepsie, cette triste histoire humaine sont brossés de manière inimitable par Louis-Ferdinand Céline.
Pasteur, avec une lumière plus puissante, devait éclairer, cinquante ans plus tard, la vérité microbienne, de façon irréfutable et totale.
Une des questions est de savoir combien de morts auraient étéévitées si l'impératif scientifique avait été accepté et mis en oeuvre par les scientifiques eux-mêmes dès ses premières manifestations.
« Rien n'est plus fort qu'une idée dont l'heure est venue. » aurait dit Victor Hugo. Mais rien n'est plus dressé contre celle ou celui qui la dit, rien n'est plus dangereux pour l'auteur ou l'autrice qu'une idée dont l'heure n'est pas encore venue.
Supposez qu'aujourd'hui, de même, il survienne un innocent qui se mette à guérir le cancer. Il sait pas quel genre de musique on lui ferait tout de suite danser! (...) Ah! il aurait bien plus d'afur à s'engager immédiatement dans une Légion étrangère! Rien n'est gratuit en ce bas monde. Tout s'expie, le bien, comme le mal, se paie tôt ou tard. Le bien c'est beaucoup plus cher, forcément.
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