Vous est-il déjà arrivé– oui, j’en suis sûr – d’avoir la perception soudaine d’un événement, et que, dans cet instant de perception, le problème s’évanouisse ?
Le problème a définitivement cesséà l’instant même où vous l’avez perçu.
Est-ce que vous comprenez ?
Vous avez un problème, alors vous y songez, vous en discutez, vous vous tracassez à son sujet ; vous mettez en œuvre, pour l’appréhender, tous les moyens dont vous disposez dans les limites de votre pensée.
Et à la fin, vous dites : « Je ne peux rien faire de plus. »
Personne ne peut vous venir en aide, aucun gourou, aucun livre.
Vous restez seul face au problème, et il n’y a pas d’issue.
Ayant exploré le problème dans la pleine mesure de vos capacités, vous le laissez tomber.
Votre esprit ne s’en préoccupe plus, cesse de s’y user, et vous cessez de dire : « Je dois trouver la réponse » ; il devient alors silencieux, n’est-ce pas ?
Et dans ce silence, vous trouvez la réponse.
Cela ne vous est-il jamais arrivé, à une occasion ou une autre ?
Il n’y a rien d’exceptionnel à cela.
C’est une chose qui arrive à de grands mathématiciens et scientifiques, et certaines personnes en font parfois l’expérience dans leur vie quotidienne.
Et qu’est-ce que cela veut dire ?
Que l’esprit, après avoir exercé pleinement toutes ses facultés de pensée, est arrivéà la lisière extrême de toute pensée sans avoir trouvé de réponse ; donc, il fait silence – mais pas par lassitude, pas par épuisement, ni parce qu’il s’est dit : « Je vais faire silence, grâce à quoi je trouverai la réponse. »
Ayant épuisé toutes les possibilités pour trouver la réponse, l’esprit devient spontanément silencieux.
Alors est une conscience lucide, une conscience qui ne choisit rien, n’exige rien, une conscience d’où toute angoisse est absente ; et dans cet état d’esprit est la perception.
Seule cette perception saura résoudre tous nos problèmes.
Cette conscience sans choix.
Les grands visionnaires nous ont toujours dit que l'expérience était nécessaire.
Selon eux, c'est grâce à l'expérience que l'on comprend.
Mais seul l'esprit qui est innocent, qui n'est pas obscurci par l'expérience mais qui est totalement délivré du passé– seul cet esprit-là peut percevoir ce qu'est la réalité.
Si vous voyez cette vérité, si vous la percevez, ne serait-ce que l'espace d'une fraction de seconde, vous saurez ce qu'est la formidable clarté de l'esprit innocent.
Ce qui suppose la disparition de tout ce qui est incrusté dans notre mémoire, et donc l'abandon du passé.
Mais pour percevoir cela, les « comment faire ? » sont hors de question.
Votre esprit ne doit pas se laisser distraire par des « comment », par des désirs de réponse.
Car un tel esprit n'est pas un esprit attentif.
Comme je l'ai dit précédemment au cours de cette causerie, au commencement est la fin.
Au commencement est, en germe, la fin de ce que nous appelons la souffrance.
C'est dans la souffrance elle-même – non dans la fuite devant elle – que se réalise la fin de toute souffrance.
S'écarter de la souffrance n'est rien d'autre que vouloir trouver une réponse, une conclusion, une échappatoire ; mais la souffrance continue.
Alors que si vous lui accordez toute votre attention, c'est-à-dire si vous y impliquez tout votre être, vous verrez alors qu'il y a une perception n'impliquant ni le temps, ni l'effort, ni le moindre conflit ; c'est cette perception immédiate, cette conscience sans choix, qui met fin à la souffrance.
Un esprit immobile et actif.
L'esprit qui est réellement silencieux est étonnamment actif, vivant et puissant – mais sans aucune visée particulière.
Seul cet esprit est littéralement libre –, libre de toute influence de l'expérience, du savoir.
Un tel esprit est capable de percevoir la vérité, d'avoir la perception directe, qui est au-delà du temps.
L'esprit ne peut être silencieux que lorsqu'il a saisi le mécanisme du temps, et cela requiert de la vigilance, ne croyez-vous pas ?
Ne faut-il pas que cet esprit soit non seulement libre par rapport à toute chose, mais libre tout court ?
Nous ne connaissons de liberté que relative.
L'esprit qui est libéré de quelque chose n'est pas un esprit libre ; sa liberté, qui existe en fonction de quelque chose, n'est qu'une réaction ; ce n'est pas la liberté.
L'esprit qui est à la recherche de la liberté n'est jamais libre.
Mais il est libre dès qu'il comprend le fait, tel qu'il est, sans le traduire, le condamner, ni le juger ; et parce qu'il est libre, cet esprit est innocent, qu'il ait vécu cent jours ou cent ans d'existence ou connu toutes les expériences.
S'il est innocent, c'est parce qu'il est libre, non par rapport à quoi que ce soit, mais libre en soi.
Seul un tel esprit est en mesure de percevoir le vrai, cette réalité hors du temps.
De la perception jaillit l'énergie.
Tout le problème, assurément, consiste à libérer l'esprit de façon absolue, de sorte qu'il soit dans un état de perception sans frontières, sans limites.
Et comment l'esprit peut-il découvrir cet état ?
Comment peut-il atteindre à cette liberté ?
J'espère que cette question, vous vous la posez à vous-même sérieusement, car ce n'est pas à moi qu'il incombe de vous la poser.
Je ne cherche pas à vous influencer, je ne fais que souligner à quel point il est capital de se poser cette question.
Mais si elle est posée par un autre, la question est sans valeur : vous devez vous la poser vous-même, avec une insistance pressante.
Notre marge de liberté se rétrécit de jour en jour, ainsi que vous le savez, si vous êtes un tant soit peu observateur.
Les politiciens, les décideurs, les prêtres, les journaux et les livres que vous lisez, les connaissances que vous assimilez, les croyances auxquelles vous vous agrippez – tout cela rend de plus en plus étroite la marge de liberté dont chacun dispose.
Si vous avez conscience de toute cette situation, si vous avez réellement la perception lucide de cet état de choses persistant, de cet esclavage grandissant de l'esprit, vous vous apercevrez alors que de cette perception jaillit l'énergie; et c'est cette énergie née de la perception qui va briser en éclats cet esprit mesquin, cet esprit respectable, cet esprit qui va au temple, cet esprit qui a peur.
La perception est donc la voie qui conduit à la vérité.
Le bavardage de l'esprit.
La véritable perception est une formidable expérience.
J'ignore si vous avez jamais perçu quoi que ce soit de manière authentique – si vous avez déjà réellement perçu une fleur, un visage, ou le ciel, ou la mer.
Bien sûr, toutes ces choses, vous les voyez, quand vous passez à leur niveau, en autobus ou en voiture ; mais je me demande si, en fait, vous avez jamais pris la peine de regarder une fleur.
Et dans ce cas, que se passe-t-il ?
Vous la nommez immédiatement, vous cherchez à savoir à quelle espèce elle appartient, ou vous dites : « Quelles couleurs splendides elle a !
J'aimerais la cultiver dans mon jardin ; j'aimerais l'offrir à ma femme, ou la porter à la boutonnière », et ainsi de suite.
En d'autres termes, dès que vous regardez une fleur, votre esprit se met aussitôt à bavarder à son sujet ; vous ne percevez donc jamais vraiment la fleur.
La perception n'est possible que lorsque l'esprit est silencieux, étranger à tout bavardage.
Si vous êtes capable de contempler l'étoile du berger scintillant au-dessus de la mer sans le moindre mouvement de votre esprit, alors vous en percevez réellement la beauté extraordinaire ; et lorsqu'on perçoit la beauté, ne fait-on pas simultanément l'expérience de l'amour ?
L'amour et la beauté sont identiques, bien sûr.
Sans l'amour, il n'est point de beauté, et sans la beauté, il n'est point d'amour.
La beauté est partout – elle est dans la forme, elle est dans le discours, elle est dans notre conduite.
Si l'amour est absent, notre conduite tourne à vide ; elle n'est que l'expression de la société, d'une culture particulière, et le résultat est mécanique et sans vie.
Mais quand l'esprit sait percevoir sans la moindre fébrilité, alors il est capable de voir jusqu'au plus profond de lui-même ; et cette perception échappe à toute notion de temps.
Il n'y a rien à faire de spécial pour la susciter ; il n'existe ni discipline, ni pratique, ni méthode qui permette d'apprendre à percevoir de cette façon-là.
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JIDDU KRISHNAMURTI
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