C’est à un combat sans corps qu’il faut te préparer, tel que tu puisses faire front en tout cas, combat abstrait qui, au contraire des autres, s’apprend par rêverie.
N’apprends qu’avec réserve.
Toute une vie ne suffit pas pour désapprendre, ce que naïf, soumis, tu t’es laissé mettre dans la tête – innocent ! – sans songer aux conséquences.
Avec tes défauts, pas de hâte. Ne va pas à la légère les corriger.
Qu’irais-tu mettre à la place ?
Garde ta mauvaise mémoire. Elle a sa raison d’être, sans doute.
Garde intacte ta faiblesse. Ne cherche pas à acquérir des forces, de celles surtout qui ne sont pas pour toi, qui ne te sont pas destinées, dont la nature te préservait, te préparant à autre chose.
On n’est pas allé dans la lune ne l’admirant. Sinon, il y a des millénaires qu’on y serait déjà.
Le loup qui comprend l’agneau est perdu, mourra de faim, n’aura pas compris l’agneau, se sera mépris sur le loup… et presque tout lui reste à connaître sur l’être.
Non, non, pas acquérir. Voyager pour t’appauvrir. Voilà ce dont tu as besoin.
Songe aux précédents. Ils ont ternis tout ce qu’ils ont compris.
Toute pensée, après peu de temps, arrête. Pense pour échapper ; d’abord à leurs pensées-culs-de-sac, ensuite à tes pensées-culs-de-sac.
Réalisation. Pas trop. Seulement ce qu’il faut pour qu’on te laisse la paix avec les réalisations, de façon que tu puisses, en rêvant, pour toi seul, bientôt rentrer dans l’irréel, l’irréalisable, l’indifférence à la réalisation.
Va jusqu’au bout de tes erreurs, au moins de quelques-unes, de façon à en bien pouvoir observer le type. Sinon, t’arrêtant à mi-chemin, tu iras toujours aveuglément reprenant le même genre d’erreurs, de bout en bout de ta vie, ce que certains appelleront ta « destinée ». L’ennemi, qui est ta structure, force-le à se découvrir. Si tu n’as pas pu gauchir ta destinée, tu n’auras été qu’un appartement loué.
Faute de soleil, sache mûrir dans la glace.
Si tu traces une route, attention, tu auras du mal à revenir à l’étendue.
Toujours il demeurera quelques faits sur lesquels une intelligence même révoltée saura, pour se tranquilliser elle-même, faire de secrets et sages alignements, petits et rassurants.
Cherche donc, cherche et tâche de détecter au moins quelques-uns de ces alignements qui, sous-jacents, à tort t’apaisent.
Quoi qu’il t’arrive, ne te laisse jamais aller – faute suprême – à te croire maître, même pas un maître à mal penser. Il te reste beaucoup à faire, énormément, presque tout. La mort cueillera un fruit encore vert.
Skieur au fond d’un puits.
… Bêtes pour avoir été intelligents trop tôt. Toi, ne te hâte pas vers l’adaptation.
Toujours garde en réserve de l’inadaptation.
Les hommes, tu ne les as jamais pénétrés. Tu ne les as pas non plus véritablement observés, ni non plus aimés ou détestés à fond. Tu les as feuilletés. Accepte donc que, par eux semblablement feuilleté, toi aussi tu ne sois que feuillets, quelques feuillets.
Il faut un obstacle nouveau pour un savoir nouveau. Veille périodiquement à susciter des obstacles, obstacles pour lesquels tu vas devoir trouver une parade… et une nouvelle intelligence.
Souviens-toi.
Celui qui acquiert, chaque fois qu’il acquiert, perd.
Attention ! Accomplir la fonction de refus à l’étage voulu, sinon ; ah sinon…
Le sage transforme sa colère de telle manière que personne ne la reconnaît. Mais lui, étant sage, la reconnaît… parfois.
Voyons, n’as-tu pas trop de tension pour devenir modeste, ou serait-ce que tu es par trop immodeste pour jamais ta tension baisse.
Le soc de la charrue n’est pas fait pour le compromis.
L’homme qui sait se reposer, le cou sur une ficelle tendue, n’aura que faire des enseignements d’un philosophe qui a besoin d’un lit.
Ce que tu as gâché, que tu as laissé se gâcher et qui te gêne et te préoccupe, ton échec est pourtant cela même, qui ne dormant pas, est énergie, énergie surtout. Qu’en fais-tu ?
Il plie malaisément les genoux, ses pas ne sont pas bien grands, mais il reçoit mieux n’importe quel rayon, celui qui n’a jamais été disciple.
Que détruire lorsque enfin tu auras détruit ce que tu voulais détruire ? Le barrage de ton propre savoir.
Dans la chambre de ton esprit, croyant te faire des serviteurs, c’est toi probablement qui de plus en plus te fais serviteur. De qui ? De quoi ?
Et bien, cherche. Cherche.
La pensée avant d’être œuvre est trajet.
N’aie pas honte de devoir passer par des lieux fâcheux, indignes, apparemment pas faits pour toi. Celui qui pour garder sa « noblesse » les évitera, son savoir aura toujours l’air d’être restéà mi-distance.
Tu peux être tranquille. Il reste du limpide en toi. En une seule vie tu n’as pas pu tout souiller.
Est-ce que tu es préparé ? Que fais-tu contre le foisonnement ?
Au revers qui paraît l’endroit, au cœur d’une prise sans emprise, au long des heures, à l’orée de l’infiniment prolongé de l’espace et du temps, attrape-dehors, attrape-dedans, attrape-nigaud, dis, qu’est-ce que tu fais ?
Qu’est-ce que tu es, nuit sombre au-dedans d’une pierre ?
L’homme, les relations avec l’homme, avec la femme, c’est par commodité que tu vas à l’un et l’autre.
Même comme adversaires. Cependant n’oublie pas que c’est au monde, au monde entier que tu es né, que tu dois naître, à sa vastitude.
A l’infini ton immense, dure, indifférente parenté.
Si tu es un homme appeléàéchouer, n’échoue pas toutefois n’importe comment.
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HENRI MICHAUX
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Photographie Brooke Shaden