Un léger relief arrête la main. A peine sensible, un sillon, puis d'autres proches creusent la surface. La main effleure. Elle tâtonne comme à la recherche de détails estompés. L'arbre a souffert des derniers orages. Il était vieux. Il s'est rendu. Abattu dans l'herbe, il exhibe l'indécence de ses racines lourdes encore de terre. La main qui le frôle est ravinée, parcourue de nervures, de ramures, elle aussi.
Esther touche chaque faille, chaque meurtrissure végétale. Elle en touche l'intimité des plis, là où se divisent les branches.
Le rythme lent de la caresse dénoue la mémoire. La femme retrouve des gestes de tendresse qu'elle avait un peu oubliés. Elle accompagne l'arbre dans son agonie, comme elle le ferait pour un parent, un ami.
La main de la femme retrouve ses émotions en parcourant la surface de l'écorce rude. Une scène lui met un sourire sur les lèvres. Le premier baiser. Lorsqu'elle avait tendu ses lèvres, elle avait joint les mains derrière le dos. Ses mains trop larges. Presque des mains d'homme, lui reprochait sa mère. Ses mains l'avaient toujours gênée. Elle n'avait jamais su où les placer ailleurs qu'au fond de ses poches. Elle adoptait alors un air godiche qui l'amusait quand elle regardait ses photographies. Ses mains aux poings noués, serrés sur ses silences, sur sa difficultéà dire.
Elle se souvient du sourire narquois de son partenaire, à peine plus âgé qu'elle, mais déjà expert dans l'art du baiser.
Esther à connu d'autres douceurs. Elle a toujours aimé toucher les tissus, les matières, les peaux surtout. Elle s'étonnait du bleu fragile qui court en veinures entrelacées, elle s'étonnait de l'intime battement que l'on pouvait percevoir à la surface. Elle retenait la vie du bout des doigts, elle touchait l'essentiel sans réticence, sans honte. Ses tendresses de mère, de femme, c'est à son arbre qu'elle les doit. Elle a aimé des corps flétris marqués par le temps, alourdis par la vie. Elle a aimé ce défi, cette lutte désespérée des corps contre la mort trop puissante.
Les branches fortes, la ramure généreuse de l'arbre avait permis à Esther d'avoir un lieu où elle se sentait en sécurité. Sa trop grande solitude lui avait appris, très tôt, que l'imaginaire était une nourriture vitale. Dès lors, elle navigua entre la réalité et le rêve.
Elle avait grandi sans boussole, sans balises, si ce n'est la volonté de ne pas devenir comme eux. Des adultes laids, grognons, violents qui étaient "ses proches".
"Ses proches", eux ?… Si éloignés d'elle !
Certains jours, la tête brûlante, le cœur rempli de leurs mots aigres, le corps meurtri, elle courait au fond du jardin. Son arbre lui cédait sa tiédeur et son ombre. Peu à peu, elle s'apaisait.
Elle bâtissait alors son lieu imaginaire. A l'abri des bruits, des discordances, des cris. Elle dialoguait avec elle-même, multipliait les personnages. Elle parlait à voix haute, sûre que personne ne l'entendait. Esther était tout à la fois, oiseau, insecte rampant, eau vive, brin d'herbe. Elle était danseuse, musicienne ou acrobate. Savante aussi, polyglotte…
Esther était. Elle existait.
La main caresse la peau de l'arbre. Une peau aimée dont elle connaît le relief et la rudesse. Bien sûr, elle a grandi. Seule. Elle dû se frayer un chemin, se construire un nid. Sans balancier ni filin, elle est parfois tombée en vertige. Elle ne regrette rien. Elle a dû, seule, séparer le juste du déviant, du dangereux.
La route que l'on trace en solitaire n'est jamais droite, mais hésitante. Elle est progression brusque puis remords et virages. Elle s'efface parfois. On entend le vide s'effondrer sous soi. On entend l'ombre courir. Lorsqu'on a vécu trop longtemps dans le songe, le quotidien est étrange, cotonneux. On ne voit pas le réel, on ne distingue ni le proche ni l'inaccessible. On se laisse emporter, traîner, laminer par les jours.
On marche dans l'instable, dans une précarité telle qu'on s'effraie de son image, qu'on retient sa voix. Longtemps, Esther s'est tenue à l'écart des miroirs.
L'arbre paraît plus grand maintenant qu'il est tombé. Son feuillage meurtri se fane déjà. Esther a fermé les yeux depuis un long moment. Elle a fermé ses yeux sur une pensée heureuse. Elle ne ressent plus la nécessité de vivre dans le virtuel. Elle se sent arbre. Elle se sait arbre. Elle aussi a des branches, quatre branches fortes issues de son corps, des branches auxquelles elle a offert sa sève. Elle a même une promesse de rameau, pour le prochain printemps.
Elle le dit ce matin à son arbre. Pour le remercier de l'avoir retenue autrefois.
AGNES SCHNELL
28 06 06
Oeuvre Jean-Basile Perrault