Je demande pardon d’être
le survivant.
Pas pour longtemps, bien sûr.
Tranquillisez-vous.
Mais je dois confesser, reconnaître
que je suis survivant.
S’il est triste/comique
de demeurer assis à l’orchestre
quand le spectacle est terminé
et qu’on ferme le théâtre,
il est plus triste/grotesque de rester en scène,
acteur unique, sans rôle,
quand le public déjà s’en est retourné
et que seuls les cafards
circulent parmi les miettes.
Notez bien : ce n’est pas ma faute.
Je n’ai rien fait pour être
survivant.
Je n’ai pas supplié les hautes instances
de m’épargner aussi longtemps.
Je n’ai tué aucun de mes compagnons.
Si je ne suis pas sorti violemment,
si je me suis laissé aller à rester, rester, rester,
ce fut sans intention seconde.
On m’a lâché ici, voilà tout,
et tous s’en sont allés, un à un,
sans prévenir, sans me faire un signe,
sans dire adieu, tous s’en sont allés.
(Il y eut ceux qui en rajoutèrent en silence.)
Je ne me plains pas, je ne leur reproche rien.
Assurément ils n’avaient pas prémédité
de me laisser livréà moi-même,
perplexe,
désentraillé.
Ils n’ont pas remarqué qu’il en resterait un.
C’est bien cela. Je suis devenu, ils m’ont fait devenir
sur-vivant.
S’ils s’étonnent que je sois en vie,
je précise : je suis en survie.
Quant à vivre, à proprement parler, je n’ai pas vécu
sinon en projet. Ajournement.
Calendrier de l’année suivante.
Je n’ai jamais eu conscience d’être en vie
lorsqu’autour de moi ils étaient tant à vivre ! tellement.
Quelquefois je les ai enviés. D’autres fois, j’avais
pitié de voir tant de vie s’épuiser à vivre
tandis que le non-vivre, le survivre
duraient, en perdurant.
Et je me mettais dans un coin, dans l’attente,
contradictoirement et simplement,
que vînt l’heure de
vivre aussi.
Elle n’est pas venue. J’affirme que non. Tout n’a été qu’essais,
tests, illustrations. La vraie vie
souriait au loin, indéchiffrable.
J’ai laissé tomber. Je me suis rassemblé
de plus en plus, coquille, dans ma coquille. Maintenant
je suis survivant.
Un survivant dérange
plus qu’un fantôme. Je le sais bien : moi-même
je me dérange. Le reflet est une preuve féroce.
J’ai beau me cacher, je me projette,
je me renvoie, je me provoque.
Rien ne sert de me menacer. Je reviens toujours,
tous les matins je me reviens, je vais et viens
avec l’exactitude du facteur qui distribue les mauvaises nouvelles.
La journée entière est consacrée
à vérifier mon phénomène.
Je suis là où ne sont pas
mes racines ni ma route :
là où je suis resté,
insistant, réitéré, affligeant
survivant
de la vie que je n’ai pas encore
vécue, j’en jure par Dieu et par le Diable, non, pas vécue.
Tout étant avoué, quelle peine
me sera-t-elle infligée, ou quel pardon ?
Je soupçonne que rien ne peut être fait
en ma faveur ou défaveur.
Il n’existe pas de technique
pour faire, défaire
le non-fait infaisable.
Si je suis survivant, je suis survivant.
Il convient de me reconnaître cette qualité
qui finalement en est une. Je suis le seul, comprenez-vous ?
d’un groupe très ancien
dont il n’y a plus souvenir sur les trottoirs
ni sur les écrans.
Le seul à demeurer, à dormir,
à dîner, à uriner,
à trébucher, même à sourire
en de rapides occasions, mais je vous assure que je souris,
tout comme en cet instant je suis en train de sourire
de ce que je suis — délectation ? — survivant.
Il ne s’agit que d’attendre, voulez-vous bien ?
que passe le temps de la survivance
et que tout se résolve sans scandale
par-devant la justice indifférente.
Je viens de noter, et sans surprise :
on ne m’entend pas, au sens de : comprendre,
et il n’importe guère qu’un survivant
vienne raconter son affaire, se défendre
ou s’accuser, tout revient à la même
et nulle chose, si blanche.
CARLOS DRUMMOND DE ANDRADE
Oeuvre Boris Koustodiev