C'était la fin de l'été, à la tombée du jour - faut-il dire tombée du jour ou de la nuit ? - chez des amis, à la campagne. Un moment de douce mélancolie : l'automne s’annonçait, je m’apprêtais à quitter mes hôtes, sans doute pour longtemps.
Au-delà des limites du jardin, avec sa pelouse fraîchement tondue, ses fleurs, sa tonnelle : un chêne. Je l'avais vu, admiré, ce chêne, plus d'une fois, son fût bien droit, sa ramure puissante, son feuillage que le vent faisait légèrement vibrer, ses racines noueuses, sa cime. Il me donnait un sentiment de plénitude comme il m'arrive d'en connaître devant certaines peintures. Il était à la fois une forme accomplie et une force vitale. Il se suffisait à lui-même.
Il était l’Arbre. Il était.
Et voici que ce soir-là, pour la première fois, je vis une ombre immense recouvrir la pelouse du jardin. C'était l'ombre du chêne, une ombre qui lui donnait encore plus d'ampleur en accentuant ses dimensions jusqu'à ne plus lui assigner de limites précises. Ce que n'avait pas réussi à me faire percevoir la fréquentation des dictionnaires et des ouvrages savants, l'ombre du chêne me le révéla.
Je sus en ce lent glissement du jour vers la nuit ou de la nuit sur le jour, je sus enfin ce qu'est une ombre portée.
Dans le même temps, une étrange, une folle pensée me vint : ce chêne, si vigoureux qu'il fût, finirait bien par mourir et alors il ne resterait de lui que son ombre, une ombre qui ignorerait le temps qui passe, une ombre hors du temps, présente le jour comme la nuit.
JEAN-BERTRAND PONTALIS