Un mois déjà...
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Ma grand-mère paternelle, Maria, était une forte femme. Dans tous les sens du terme et plus particulièrement dans son caractère.
Solide Flamande, elle savait ce qu'elle voulait et ne se laissait jamais influencer. Elle avait élevé ses neuf enfants quasi seule : mon grand-père était ouvrier saisonnier "loué" et partait souvent pour plusieurs mois.
J'ai connu mon aïeule un peu plus de vingt ans et je lui ai connu une dizaine de maisons, au moins !
Elle arrivait chez nous, souvent à l'improviste, et disait à mon père : "Je déménage samedi prochain, j'ai besoin de toi, viens m'aider". Ce n'était pas une demande, mais un ordre !
Je me souviens de ses maisons et de deux d'entre elles notamment, je les aimais beaucoup.
La première était sise près d'une fontaine où poussait du cresson. Elle était entourée d'eau : la fontaine d'un côté, et la Haine, une rivière, de l'autre. Une maison dont les vitres étaient des vitraux ne pouvait que me plaire. La lumière et le soleil y mettaient des ombres et des jeux de couleurs différents selon le moment de la journée. Nous avions, à l'époque, une passion pour les kaléidoscopes – ces tubes remplis de morceaux de verre colorés et de miroirs – où l'on jouait avec la lumière. Et cette maison était un vrai kaléidoscope, immense ! C'était magique ! Mais ma grand-mère n'y est restée qu'un an tout au plus, déclarant – à juste titre - que cette habitation était vraiment trop humide. J'ai longtemps regretté le murmure de l'eau qui nourrissait mes rêves et berçait mon sommeil.
Un peu plus tard, elle loua une grande maison bâtie sur trois étages : la propriétaire occupait les chambres du second étage et mes grands-parents le rez-de-chaussée et le premier. Cette maison avait un escalier central, en colimaçon, j'y ai usé quelques petites culottes… Le jardin était magnifique : un coin planté de fleurs, un potager et un petit verger. Les parties de cache-cache avec l'une de mes cousines étaient interminables.
Un matin, ma grand-mère décida qu'elle allait déménager. Elle occupait la maison depuis plusieurs années déjà, la propriétaire était décédée et ses enfants ne tenaient pas à l'habiter. Donc, je ne voyais pas bien pourquoi Mémé voulait la quitter.
J'avais douze ou treize ans et je n'ai pu taire la question qui me taraudait depuis longtemps :
"Mais pourquoi veux-tu encore déménager, Mémé ? Tu es bien ici, la maison est si belle !"
J'avais posé la question qu'il ne fallait pas !
Elle me lança un regard courroucé, le regard qui faisait trembler tous ses petits-enfants et même ses enfants adultes. Mais j'étais audacieuse et j'attendais une réponse. Je continuai donc de la questionner en soutenant son regard.
Elle me fixait sévèrement. Puis, son regard se fit vague, très doux. On aurait dit qu'elle se posait, elle aussi, la question.
"Vois-tu", me dit-elle, "j'ai déjà changé plusieurs fois les meubles de place. J'ai tout repeint et retapissé. J'ai changé de chambre à coucher aussi. Cette maison, je la connais et elle me connaît. Je voudrais en changer maintenant, je voudrais habiter une autre maison pour la découvrir."
Cette réponse, je ne sais plus si j'en fus satisfaite, mais je compris que Mémé avait besoin de changer d'horizon et qu'à défaut de voyager, elle changeait de maison. Je compris aussi le besoin d’errance ce jour-là.
J'étais trop jeune pour approfondir cette exigence de changement proche de l'instabilité.
Ma grand-mère craignait peut-être de trop creuser ses pas ou peut-être voulait-elle multiplier ses traces ? Elle fuyait une situation stable, sécurisante, pour rebâtir un nid ailleurs.
Pourquoi avait-elle besoin de bouger, de se déplacer, d'apprivoiser la nouveauté…
Pourquoi avait-elle besoin de l'imprévu…
Trop de confort et d'habitudes l'inquiétait, avait-elle besoin de se dépenser, d'être occupée par mille tâches d'aménagement pour s'oublier, pour fuir ses difficultés, ses angoisses ?
"Et si l'on s'agite, c'est que tout nous coule entre les doigts !"
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AGNES SCHNELL
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Oeuvre Adelans