La banlieue, même black ou basanée, ce n'est pas l'autre, mais une part de nous-mêmes entrée en dissidence. La part mal logée, mal nourrie, si mal irriguée qu'elle se gangrène. Et peut-être la plus intime, parce que la plus désenchantée. Qu'on l'oublie le jour, on la retrouve le soir, à son chevet, pour entrer dans le sommeil.
Qu'est-ce donc qui leur manque, qui nous manque, en secret, dans ces parages du cœur ? Le pain ? Ils en ont assez, quoi qu’on en dise, pour ne pas crever. Du travail ? Sans doute, mais encore, mais après ? L'espoir ? La belle affaire ! Qu'apportons-nous dans la corbeille ? Travail-famille-patrie. Métro-Boulot-Dodo. Des trinités qui ont fait leur temps.
Acceptons que les choses soient à la fois plus simples et moins terre-à-terre et risquons une hypothèse : ce sont peut-être les mots, bêtement, qui leur manquent. Oui, les mots. Sans eux, on marche sur les mains. Ou à quatre pattes. On parle avec les poings, avec les pieds et les barres de fer. Ou avec les seringues. Sans mots, on est bête, on devient fou parfois. Or les leurs, ceux qu'on leur lègue, sont usés, vidés, rabougris. Embourbés dans les fossés du consommable, vérolés par les slogans. Dévalués, contaminés, inutilisables pour se connaître, se reconnaître, s'appeler. Les mots – j'entends ceux qui nourrissent, éclairent le regard – aident à se poser, à marcher, à soutenir sa respiration et à trouver de petits passages dans le réel. Vers les autres.
Oui, ils ont besoin des mots, les jeunes et les moins jeunes des banlieues. Ceux qu'on n'a pas su leur apprendre. Ceux qu'ils ne savent pas s'inventer. Ceux qui les laissent dehors, parce qu'ils n'ont pas les moyens de les amadouer. Et un mot qui vous refuse, c'est comme une porte qu'on vous claque au nez.
Il leur faut, il nous faut plus de mots, plus de langage, pour plus d'espace et de justesse. Pour chercher, pour définir, pour contester. Pour construire. Des phrases et puis des ponts. Des chansons. Des paroles. Des vraies : pas marchandes, mais données. Pas annexées, vitrifiées par la publicité, mais vivantes. Des mots à habiter. Comme des maisons. A lancer. Comme des bateaux, ou des jurons. A faire frémir. A échanger. A mettre au bout des mains, comme des outils, des caresses ou des lanternes. Pour faire un peu de lumière dans sa propre obscurité. Un peu de paix. Rassembler les morceaux du puzzle et dessiner enfin quelque chose qui ressemble à une vie, à une ville. Ou bien encore : à une jeunesse qu'on aimerait, plus tard, pouvoir raconter.
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MICHEL BAGLIN
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Photographie Gérald Bloncourt