« Et nous aurons aimé le vin des rêves comme jamais, nous aurons vendangé les sourires et les regards, nous aurons parcouru la pénombre des anciennes venelles au pied des vignobles lumineux, nous aurons exploré les niches où dorment les plus improbables flacons de jaune, nous aurons mesuré jour après jour la véraison des grappes et l'allure des nuages, nous aurons habité les faubourgs autour desquels la vigne s'éveille et se range et verdoie sur les coteaux, nous aurons bu l'amour de climats en climats, de parcelle en parcelle, et nous saurons encore que la vigne voisine, sous la protection du clocher de Saint-Just, portait le nom de paradis, car il est l'heure, qui sait ? de parler au passé.
...
Le vin, la littérature, la peinture, la musique, la philosophie même ne sont pas des ornements de la vie. Ils sont la vie même, qui n'est tissée que de confidences. Nous n'existons que dans l'à-peu-près, l'instable, le précaire et l'insoupçonnable. Nous ne pouvons compter que sur une planche de salut, où cependant nous redoutons de nous aventurer, car elle apparaît plus menacée, plus risquée encore, que nos certitudes mesquines et le sentiment taraudant de notre dépossession
.....
Je ne suis qu’un apatride, ou un émigré d’opinion. Plutôt qu’aux tropismes moutonniers du siècle, auxquels je suis viscéralement rebelle, je succombe à la seule élégie discrète des pays dont le lent effacement me bouleverse. Il y a, dans l’agonie des terroirs, un charme auquel l’épithète ineffable convient, c’est le charme des promenades de Nerval, des sourires masqués de Paul-Jean Toulet, des prénoms anachroniques des jeunes filles de Francis Jammes, et des chambres feutrées, des voix du silence, de Rodenbach.
Cette promenade-ci, autour d’une cave née d’un songe, j’aurais aimé qu’elle pût ressembler aux tableaux d’une exposition de Moussorgski, interprétés pas Ivo Pogorelich. Cette lenteur indécise, ces contrastes éloignés de toute enflure, cette retenue au bord du silence, et ces martèlements sourds aux échos si profonds et si lointains qu’ils semblent émaner de la texture même de la nuit.
Serait-il possible d’aller avec plus de lenteur encore, ce ne serait plus de la musique, mais du silence – une succession de silences habités comme on rêve que soient la littérature et la rencontre avec un vin sans égal et si confidentiel qu’il semble n’avoir mûri que pour se dévoiler hors du temps.
...
En renonçant à l’art comme au vin, à la paresse comme à l’ivresse de l’inattendu, nous nous livrons à la commune terreur, nous nous faisons les complices de ces tueurs d’humanité que sont les fous messianiques, les hommes d’État vergogneux, les sbires des sectes nazies. On trouble les consciences comme on sulfite le vin. Les mercantis de la chose publique cadenassent l'esprit du peuple (mais quel peuple, hélas!) entre des parois d'amiante, comme naguère encore des négociants véreux filtraient ce qu'ils prétendaient être du vin à travers la même substance fatale en ajoutant du méthanol afin de « fixer» la mixture. La gueule de bois n'a pas fini de ravager les victimes de la démocratie dévoyée.
.
JEAN-CLAUDE PIROTTE
.