Traduire en poésie les soubresauts de l’histoire provoqués par les mouvements populaires du Maghreb et du Proche-Orient ne saurait faire l’économie d’un souffle puissant. C’est par un tel souffle que ce poème voudrait rendre compte de la nouvelle saison historique du printemps arabe.
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Écoute où que tu sois le chant de ceux qui vivent de l’air dont se nourrit l’esprit
On dit qu’un vent de liberté souffle après bien des lustres à l’aune d’un continent
Sur une terre damnée léguée de despote à despote aux crimes culminants
Aujourd’hui c’est sur la paume saignante des peuples qu’on l’a appris
Il n’en faut pas beaucoup parfois pour que se répande la marée, juste une goutte
Un grain de sable dans l’engrenage de monstres manœuvrés par l’autre monde qu’on dit libre
Une main nue seule dressée devant l’acier froid des chars qui grince et qui vibre
En tout dernier c’est devant le tyran qu’ainsi la révolution se met en route
La goutte enfante la marée et c’est un océan qui sous nos yeux se déchaîne
On prétend chez nous que l’on n’avait rien vu venir ni rien soupçonné mais on nous ment
Leurs frontières grandes ouvertes comme dans un moulin on y entrait à tout moment
On dit n’avoir vu partout que prospérité, qu’on avait sous-estimé la haine
Ainsi au fil des ans à mesure que les affaires se font ici et prospèrent ailleurs
Entre des mains insatiables devraient-elles pour cela semer le meurtre et la torture
La liste s’accroît des manquements à l’homme, sur le fumier des forfaitures
Pousse la gangrène, en ce jardin où l’on cultive nuit et jour les fruits du désespoir et de la peur
Pas de compte à rendre pour le tyranneau sinon au grand frère sévissant Outre Atlantique
Aux commandes ce sont de nouveaux Césars leurs culs gras derrière les bureaux lustrés de la finance
Ils tiennent pour nous les comptes, n’en rendent à personne, cultivent la rémanence
D’un pouvoir sans visage ni conduite sinon celle du gain aveugle et frénétique
C’est depuis leurs immeubles d’acier lisse aux façades transparentes comme le verre
Que ces despotes sans foi ni loi derrière quelque sigle se dissimulent
Leur empire ne connaît pas de fin leur soif insatiable de possession accumule
Les richesses placées qu’on le veuille ou non sous le règne du billet vert
Entre eux ils jouent aux dés le destin de milliers d’hommes que la terre engloutit comme par accident
Ils volent comme de noirs corbeaux au secours d’un de ces pays indigents que l’on dit ami
Portant dans les valises de leurs hommes de loi la chirurgie terrible du FMI
Entre leurs doigts ils broient, comme on le ferait d’une coquille inutile et vide, leur propre président
Ces nouveaux Moloch n’ont plus que faire du déluge de feu que leurs armées déversent aux points cardinaux
C’est avec d’autres méthodes bien plus viscérales qu’ils peuvent tenir les cinq continents
Elles se nomment dette insondable, disette, travail sans règle ni principe, crédit permanent
Alliances meurtrières, contrats de servitude, dont on porte les chaînes ou bien l’anneau
Les indépendances n’auraient donc été qu’illusions pour qu’ainsi sévisse l’esclavage
C’est l’étranger qui par son débiteur vous dicte ce qu’il faut cultiver sur vos terres
Ce qu’il vous faut payer avec le peu que vous laissent les crises planétaires
Alors que tout autour s’embrasent les prix par la sacro sainte loi du commerce sauvage
Jusqu’au jour où ceux-là même poussés vers le gouffre par le geôlier président
Mettent dans la balance jusqu’à leur propre sang devant l’adversité
Car le peuple qu’à l’envi on rabaisse aura toujours faim et soif de dignité
Son cri fait trembler sur le socle l’atavique indifférence de l’Occident
Depuis longtemps forts de nos aveuglements nous avons gardé le silence
La force brute que l’on assène sur les membres rompus sévissait à chaque carrefour
Entre le Delta du fleuve et la Cité des Morts, c’est dans le calvaire des faubourgs
Que régnait sans partage la pauvreté, cette dernière pire que toutes les violences
Nous le savions pourtant le sort des miséreux en ces lieux car enfin
Rien n’était plus troublant que la tragique absence du lait, des œufs, de l’huile
Rien n’était plus limpide que les fantômes décharnés ne tenant qu’à un fil
Nul hormis le sourd n’aurait nié avoir eu vent des émeutes de la faim
Nous savions comment la cohue le matin se presse et se piétine sous une fenêtre de fer
Qui parfois s’entrouvre pour quelques galettes vers les mains sèches tendues
Puis se referme à la seconde devant la foule, l’écume à la lèvre, la voix suspendue
A ces mots – toujours les mêmes – frappés comme au coin d’un heurtoir de l’enfer :
« Ya Ahmed ! Ya Ahmed ! Ouvre ! Ouvre Ahmed et donne-nous le pain ! »
Des os craquent, il en est qui s’évanouissent sous la poussée de la foule devenue ivre
Au-dessus des têtes, au bout des doigts on voit flotter çà et là des billets d’une livre
En deux mots le destin tracé par l’occupant n’est autre qu’ainsi on vous le dépeint
Ce dernier, jamais on ne le dira assez, expert en toute sorte de camouflage
Au plus fort de la mêlée, reste absent sous son veston aux teintes ternes
Il a l’art et la manière de vous faire prendre les vessies pour des lanternes
Il œuvre pour son compte dans le dos du tyran sans parade ni le moindre étalage
Comment comprendre autrement le long silence qui perdure à son égard ?
On défile contre la marionnette, on vocifère les slogans répétés comme un sésame
On oublie le marionnettiste, sa main et ses ficelles, jusqu’à son nom… l’Oncle Sam
Or ce dernier vers un pantin tout neuf déjà dirige son regard
Pas un mot n’est lancé contre le pourvoyeur d’engins lugubres dont la menace sur vos têtes pèse
Cet attirail qui vient à propos dit-on stabiliser une région
Il y a là de quoi occuper longtemps bien des colonnes et des légions
De tels jouets de morts s’appellent char M101 Abrams, missile Patriot, chasseur bombardier F16
Sa tête à des lieux du théâtre des troubles il a les pieds bien plantés ici
On aimerait qu’il les pose ailleurs désormais, à charge pour nous s’il le faut de mourir
C’est le mot à faire passer depuis les bords du Nil jusqu’au cœur de la place Tahrir
Que notre futur ne se joue plus jamais entre Pentagone et Washington, D.C.
Et l’on dit partout que ce n’est plus qu’affaire de jours pour que les châteaux de cartes
S’écroulent sous les coups de boutoir des peuples par un vaste effet domino
Pour que se redressent en cette décennie nouvelle damnés de la terre et marginaux
De leurs poitrines s’élèvent des chants qui répètent une même chose : «On veut qu’il parte»
A de tels chants Reza joindra le sien car il sait que l’homme au fond de ses gênes
Garde jalousement un air sacré qui des tourmentes et de l‘orage n’a rien à craindre
Un air telle une flamme immortelle qu’aucun vent ne sait faire vaciller ni éteindre
Il la nomme voix divine, poésie, parole libérée… ou encore… son dernier oxygène.
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Reza Afchar Nadéri
Paris, le lundi 7 février 2011
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