Fernando Arrabal voit le jour le 11 août 1932 à Melilla. Il est le fils du peintre Fernando Arrabal Ruiz et de Carmen Terán González. Son père, fidèle à la République, fut condamnéà mort pour rébellion suite à la tentative de coup d’Etat militaire, le 17 juillet 1936, à l’origine de la guerre civile espagnole.
En 1955, il quitte l’Espagne pour Paris. Alors qu’il se rend en Espagne en 1967, il est arrêté et emprisonné pour son engagement politique. En 1971, il envoie une Lettre au général Franco, provoquant un scandale. À la mort du dictateur, Arrabal fait partie des cinq Espagnols considérés comme les plus dangereux
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Excellence,
Je vous écris cette lettre avec amour. Sans la plus légère ombre de haine ou de rancœur, il me faut vous dire que vous êtes l’homme qui m’a causé le plus de mal. J’ai grand peur en commençant à vous écrire. Je crains que cette modeste lettre, qui émeut tout mon être, soit trop fragile pour vous atteindre, qu’elle n’arrive pas entre vos mains. Je crois que vous souffrez infiniment. Seul un être qui ressent une telle souffrance peut imposer tant de douleur autour de lui. La douleur règne non seulement sur votre vie d’homme politique et de soldat, mais jusque sur vos distractions. Vous peignez des naufrages, votre jeu favori est de tuer des lapins, des pigeons ou des thons. Dans votre biographie : que de cadavres ! en Afrique, aux Asturies, pendant la guerre civile et l’après-guerre. Toute votre vie couverte par la moisissure du deuil. Je vous imagine cerné de colombes sans pattes, de guirlandes noires, de rêves qui grincent le sang et la mort. Je souhaite que vous vous transformiez, que vous changiez, que vous vous sauviez, oui ; c’est-à-dire que vous soyez heureux, enfin. Que vous renonciez au monde de répression, de haine, de geôle, de bons et de méchants qui présentement vous entourent. Je ne fais pas partie des espagnols qui, par légion, à la fin de la guerre civile, traversèrent les Pyrénées couvertes de neige, comme mon ami Enrique qui avait alors 11 mois. Les ventres secs, l’épouvante à flot cherchaient la cime et fuyaient le fond de la terreur. Que d’héroïsmes anonymes, que de mères à pied portant leurs enfants dans leurs bras. Puis, tout au long de ces années, de ces derniers lustres, combien ce sont exilés ? Combien ont émigré ? Ne voyez en moi aucun orgueil. Je ne me sens en aucune façon supérieure à quiconque et moins qu’à personne à vous. Nous sommes tous les mêmes. Mais il faut écouter cette voix qui vient jusqu’à vous, baignée d’émotions, volant par-dessus la moitié de l’Europe. Ce que je vais vous écrire dans cette lettre, la plupart des hommes d’Espagne pourraient vous le dire si leurs bouches n’étaient pas scellées. C’est ce que disent les poètes en privé. Mais ils ne peuvent proclamer à haute voix le cri de leur cœur : ils risquent la prison. C’est pourquoi tant s’en sont allés. Votre régime est un maillon de plus dans une chaîne d’intolérance commencée en Espagne voilà des siècles. Je voudrais que vous preniez conscience de cette situation et, grâce à cela, que vous ôtiez les baillons et les menottes qui emprisonnent la plupart des espagnols. Tel est le but de ma lettre : vous voir changer. Vous méritez de vous sauver comme tous les hommes, de Staline à Gandhi. Vous méritez d’être heureux. Comment pouvez-vous l’être connaissant la terreur que votre régime a imposé et impose encore ? Vous devez beaucoup souffrir pour créer autour de vous l’intolérance et le châtiment. Vous aussi méritez d’être sauvé, d’être heureux. L’Espagne doit, enfin, cesser d’empoisonner son peuple. Que de cendres, que de larmes, que de morts lentes au milieu d’obsèques de ferrailles au son de cloches pourries !
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A cette époque, étais-je orphelin ?
Que s’est-il passé pour mon père ?
Je crois que j’ai le droit de vous demander des explications à vous et à vos ministres.
Un homme enterrait mes pieds dans le sable. C’était la plage de Melilla. Je me souviens de ces mains sur mes jambes. J’avais trois ans. Tandis que le soleil brillait, le coeur et le diamant éclataient en d’infinies gouttes d’eau.
Lorsqu’on me demande quelle est la personne qui a eu le plus d’influence sur moi, je réponds que ce fut un être dont je parviens seulement à me rappeler les mains contre mes pieds : mon père.
Pendant des années, j’ai parcouru l’Espagne à la recherche de ses lettres, de ses tableaux, de ses dessins. Chacune de ses oeuvres éveille en moi des univers de silence et des cris traversés de larmes.
Après sa condamnation à mort à Melilla commuée en une peine de trente ans et un jour, il est passé par les prisons de Ceuta, de Ciudad Rodrigo et de Burgos.
A Ceuta, il a tenté de se suicider en s’ouvrant les veines. Je sens encore aujourd’hui son sang humide glisser sur mon dos nu.
Le 4 novembre 1941, « affligé de troubles mentaux » comme ils disent, il fut transféré de la Prison Centrale à la section des aliénés de l’hôpital Provincial de Burgos.
Cinquante-quatre jours plus tard il s’échappait et disparaissait pour toujours.
Lors de mes pérégrinations j’ai rencontré ses gardiens, ses infirmiers, son médecin… mais je ne puis imaginer ni sa voix ni l’expression de son visage.
Le jour où il disparut, il y avait un mètre de neige à Burgos et les archives signalent qu’il ne possédait aucun papier d’identité ; il ne portait qu’un pyjama.
Mon père était néà Cordoue en 1903. Sa vie, jusqu’au jour de sa disparition, est l’une des plus douloureuses que je connaisse.
La calomnie, le silence et le feu n’ont pas étouffé la voix du sang qui traverse les montagnes et me baigne de lumière.
Il semble que certains veuillent me faire payer mon refus de renier mon père. Malheur à ceux dont le coeur n’est plein que de violence.
Quant à moi, je tends une main fraternelle à tous ceux, quelles que soient leurs idées, qui s’opposent à l’injustice. C’est ce qu’aurait dit cet homme dont je ne me rappelle que les mains enterrant mes pieds dans le sable de la plage de Melilla.
Mon père a-t-il disparu pour toujours ?
La terre l’a-t-elle englouti ?
C’est vous le coupable et vous devez me répondre.
Tant d’autres ont disparu comme lui !
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FERNANDO ARRABAL
1971
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