" Notre livre d'histoire, c'est la Terre de Corse parsemée de ruines anonymes.
Notre raison d'être, c'est une liberté immémoriale dont le couvent d'Orezza, parmi tant d'autres, symbolise l'éternelle jeunesse ".
Je vais te raconter une histoire. Simple et bouleversante comme une œuvre méconnue que les hommes, oublieux ou trompés, négligent d'admirer. Cette histoire, c'est celle du Couvent d'Orezza dont les murs, nus et crevassés s'élancent à l'assaut du ciel. Sentinelle mutilée, mais sentinelle immuable d'une liberté toujours palpitante!
Ruines solitaires et majestueuses que rien ne signale au voyageur pressé... De l'autre côté de la route, des tombes éparses gravissent la montagne. Alentour, la forêt profonde pleine de rumeurs et le clocher délabré, habillé de lierre, qui semble vaciller dans la torpeur de midi. Les cloches se sont tues, les fenêtres béantes regardent nulle part, les arches ne soutiennent plus rien et les passages souterrains garderont, à tout jamais ensevelis, leurs terribles secrets...
Tortueuse, ombragée, un peu mystérieuse aussi, la petite route pénètre au cœur de la Castagniccia. Un ruban grisâtre, chaufféà blanc par le soleil de Juin, qui dessine à flanc de montagne de savantes arabesques. Des cochons sauvages y vagabondent, libres comme le vent dont le souffle tiède, à peine perceptible, balance la cime des vieux châtaigniers.
Jamais je n'oublierai cette route qui du Couvent d'Alisgiani au village de Merusaglia, à travers ces châtaigneraies du désespoir qui racontent et qui raconteront toujours les grandes heures de l'Indépendance !
La forêt est malade: le guide touristique est formel. Providence d'une terre jadis prospère et laborieuse, elle n'est plus que l'ombre d'elle - même, colosse aux pieds d'argile dont la masse gigantesque s'étiole et dépérit dans le silence des vallées endormies.
Non ! Ne t'y trompe pas ! La Castagniccia n'est pas morte ! C'est le cœur de la Corse, battant au rythme d'un printemps qui s'éternise et n'en finit pas d'éclore. Des fleurs, des senteurs indéfinissables, des cloches qui égrènent leurs notes discrètes et harmonieuses et surtout, surtout, la présence obsédante, inquiétante, des châtaigniers séculaires.
Je les vénère. Ils sont pour moi le symbole même de l'âme Corse avec tout ce qu'elle recèle d'opiniâtreté et de fierté invaincue. Témoins d'un autre âge, sursitaires et reniés, sans doute souffrent-ils de ne plus être reconnus pour ce qu'ils sont et n'auraient jamais du cesser d'être : le terreau et l'élément nourricier d'une société sans entraves, pauvre mais digne, communautaire dans ses fondements, exemplaire dans l'épanouissement de ses valeurs authentiquement nationales.
C'est là, au cœur de la Castagniccia, que l'Histoire s'est réfugiée, le temps d'une Révolution de quarante longues années. C'est là que gisent, éventrés, saccagés, brûlés, les Couvents et les monuments dont les fameuses journées " portes ouvertes " pour touristes évitent soigneusement la visite... Napoléon et la Maison Bonaparte monopolisent toutes les attentions, à moins qu'une pudeur surprenante n'incite les responsables de la " Culture Gouvernementale " et Locale à masquer l'état de délabrement scandaleux de ce que je nommerai
" les hauts lieux de la Liberté Paolienne " ( 1 ) .
Le 20 Avril 1731, dans la bibliothèque du Couvent, eut lieu le célèbre " Congrès d'Orezza " . Doctes et savants, férus de théologie, des hommes d'église y légitimèrent, à la lumière des textes sacrés, la Révolte du Peuple Corse. La tyrannie Génoise trouvait ici ses ennemis les plus sages et les plus déterminés, les Généraux insurgés Giafferi et Ceccaldi, la consécration de leur entreprise de libération. Le Clergé Corse proclamait sans ambages le droit des peuples asservis à l'émancipation et prenait place, pour l'Histoire, aux côtés des Nationaux ( 2 ) .
La liste est longue de ces Couvents illustres placés, ainsi que des fanaux dans l'obscurité, aux avant-postes de la Liberté : Alisgiani, Orezza, Santa Maria d' Ornanu, Sant'Antone di a Casabianca. Des Nefs à ciels ouvert, spécimens éloquents d'architecture saccagée, ou résonne encore, pour qui sait écouter, la protestation véhémente des Pieve en rébellion... Des murailles aveugles dressant leur silhouette difforme, que le temps n'a pas fini de démanteler mais que l'agresseur, décidément plus prompt à l'ouvrage, s'empressa d'abattre de peur qu'elles ne répercutent, pour la postérité, l'écho des Consultes Nationales ...
Il est des présences qui rassurent et l'idée m'est venue qu'Orezza, parmi tant d'autres ruines ignorées ou délaissées, était le lus bel édifice que l'on puisse dédier aux libertés en sommeil. Perché sur son promontoire à quelque distance de Piedicroce, le Couvent d'Orezza témoigne de la richesse d'un passé dont le culte est moins innocent qu'il n'y parait: les morts ont souvent la place que leur réserve la fortune des armes ou des causes pour lesquelles ils se sont sacrifiés. Aux puissants du jour, le pouvoir d'établir les préséances et l'ordre du mérite. Les Nationaux de Paoli, pourchassés, exilés, roués ou pendus, en savent quelque chose ...
Toi qui me lis, retiens bien ceci: on nous a trompés en nous donnant à penser que la Corse était vierge de pierres sculptées chargées d'Histoire. On nous a trompés en glorifiant les bienfaits d'une modernité importée au risque d'occulter le fait qu'avant la Conquête " il se trouvait en Corse ...une élite extrêmement cultivée ... il y avait dans le Clergé Corse surtout, des hommes éminents par l'intelligence et le savoir ... " ( 3 ) . On nous a trompés en grossissant démesurément la légende Napoléonienne, la route de la Liberté !
On nous a trompés en fabriquant le mythe d'une Île barbare vouée aux démons séculaires de la discorde et de l'inculture.
On nous a trompés enfin en clamant le caractère inéluctable d'une sujétion dont tout prouve aujourd'hui, qu'elle signifie à long terme, le dépérissement de nos valeurs, sinon l'anéantissement de notre être matériel et moral.
Tu vois, je n'accepte pas l'évidence: le désarroi des pierres me révolte autant que le cri d'un enfant malheureux. A Orezza, en un lieu aujourd'hui désert, se dressait un édifice imposant, avec son dallage, ses vitraux, ses chapelles, sa Bibliothèque, ses dépendances et ses jardins. Avec aussi ses hommes de sagesse, de savoir, patriotiques jusqu'au tréfonds de leur âme...
Un jour, tu passeras forcement par le Couvent d'Orezza. Arrête-toi et attends la nuit. Quand l'ombre viendra, elle composera pour toi le plus beau des tableaux et sans doute, avec le bruissement des châtaigniers, la plus belle des symphonies.
Écoute bien, du fond de la Castagniccia oubliée montera, tel un Chant d'Espoir, la rumeur des Cunsulta de jadis. Et peut-être aussi celle d'un Peuple en marche, fier de son passé, fort de sa jeunesse, maître de sa destinée.
C'est le Peuple Souverain, c'est le Tien, le Mien, le Nôtre.
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PIERRE-YVES ORTOLI
Pruprià - Ulmiccia di Tallà 1988
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Ruines du couvent d'Orezza