"Vivre c'est aller d'une sagesse confuse à une nouvelle sagesse conquise. Mais sur cette route, sans cesse tenté par l'art et la littérature comme par le jeu d'une pensée claire sournoisement adossée à la peur et qui se construit un univers logique et efficace contre le malheur, il me semble avoir toujours été déchiré : ce doit être la part innocente de cet enfant obstiné, caché dans la forêt, qui choisit souvent Dionysos contre Apollon, Jérusalem contre Athènes, qui préfère Maître Eckhart, Jean de la Croix à Thomas d'Aquin, Malebranche à Spinoza, les Indes à la Grèce, qui traîne partout avec lui la Bible, les *Elégies de Duino*, *Plexus*, le *Voyage au bout de la nuit* et qui donnerait beaucoup de poètes classiques pour l’œuvre d'un Whitman."
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"Pour elle la vie est un passage avec la même évidence que la nuit précède le jour, que l'hiver conduit au printemps. Ce mouvement spontanéà prendre le parti de l'Infini contre toutes les séductions des apparences et de l'immédiat, contre toutes les terreurs, ce que Fichte appelle la nostalgie de l'éternel, m'a toujours semblé la condition de la foi, si elle n'est la foi elle-même. Qui garde la soif de l'impérissable est tout proche. Les chasseurs de béatitude je les connais pour avoir marché dans leur cohorte. Ils se jettent sur le premier objet venu, disant : Suis-je heureux maintenant ? Ils ont beau être sceptiques, lucides, ils se ménagent secrètement des plaisirs le long de la route, des espoirs à remplacer l'Espérance, mais dès que s'apaise le torrent de la vie ils entendent au fond d'eux la voix qui dit : non. Alors les voici en chasse de nouveau à courir après la perle précieuse, l'inépuisable amour, ou s'ils ont déjà cessé d'y croire, mille objets qui les pourraient combler une seconde. Ce ne sont que projets, travaux, ambitions, craintes, désabusements truqués à masquer l'avidité, mille battements de cœur, battements d'ailes pour trouver un nouveau support. Nous allons de l'avant à pas précipités, c'est une fuite. Nous prenons de la hauteur, c'est une chute. Tout est bon qui voile l'abîme. Ils achètent, vendent, intriguent, se font pousser, obtiennent le ruban, trônes et dominations, et sur ces hauteurs, disparues les ardeurs de la jeunesse, le vieux chagrin ne les a pas quittés, ils disent que la sagesse est de ne point trop espérer, qu'on ne trouve jamais que le néant, qu'enfin ils ont bien tiré parti de la vie... Ou s'ils sont croyants ils se battent la coulpe, nous entretiennent des aspirations de leur belle âme ; leur phrase n'en finit plus de trembler sur leur propre mort comme pour se faire pardonner de garder leur château, de rester attachés aux honneurs mondains en disant : la vie éternelle, la vie éternelle..."
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JEAN SULIVAN
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Oeuvre Salva Roman