Lorsque nous avons dû quitter Jaffa pour Acre, il n’y a eu aucune sensation de tragédie. Cela ressemblait à un voyage annuel pour passer les fêtes dans une autre ville. Notre séjour à Acre ne semblait pas étonnant : peut-être même, étant jeune, m’en suis-je réjoui car ce déplacement me faisait rater l’école… Pourtant, la nuit de la grosse attaque sur Acre, la situation devenait plus claire. Ce fut, je pense, une nuit cruelle, passée entre le silence rigide des hommes et les invocations des femmes. Mes pareils, toi et moi, étions trop jeunes pour comprendre le sens de toute cette histoire. Cette nuit là cependant, certains filaments de cette histoire s’éclairèrent. Au matin, alors que les Juifs se retiraient en menaçant et fulminant, un gros camion stationnait devant notre porte. Des choses légères, principalement de la literie, étaient jetées dans le camion, rapidement et hystériquement.
Alors que je me tenais adossé au vieux mur de la maison, j’ai vu ta mère monter dans le camion, puis ta tante, puis les petits, et puis ton père a commencéà vous mettre, toi et tes frères et sœurs, dans la voiture et au-dessus des bagages. Puis il m’a empoigné dans le coin où je me tenais et, me soulevant au-dessus de sa tête, il m’a déposé dans la galerie métallique en forme de cage au-dessus de la cabine du pilote, où j’ai retrouvé mon frère Riad assis tranquillement. Le véhicule a démarré avant que j’aie pu trouver une position confortable. Acre disparaissait peu à peu dans les virages de la route qui grimpait vers Rass El-Naqoura [Liban].
Le temps était quelque peu couvert et une sensation de froid s’infiltrait dans mon corps. Riad, le dos appuyé contre les bagages et les jambes sur le rebord de la galerie en métal, était assis très tranquillement, regardant au loin. J’étais assis en silence, le menton entre les genoux et les bras enlacés. L’un après l’autre, les vergers d’orangers disparaissaient et le véhicule grimpait en haletant sur un terrain humide… Dans le lointain, le bruit des tirs de canon résonnait comme un adieu.
Rass El-Naqoura se dessina à l’horizon, drapé dans une brume bleutée, et le véhicule s’arrêta soudain. Les femmes émergèrent des bagages, descendirent et traversèrent vers un marchand d’oranges assis sur le bord de la route. Tandis qu’elles revenaient avec les oranges, nous parvint le bruit de leurs sanglots. Alors seulement les oranges me sont apparues clairement : chacun de ces fruits gros et sains était quelque chose qu’il fallait chérir. Ton père descendit d’à côté du chauffeur, prit une orange, la contempla en silence, puis se mit à pleurer comme un enfant sans défense.
A Rass El-Naqoura, notre véhicule se trouvait parmi beaucoup d’autres semblables. Les hommes commencèrent à remettre leurs armes aux policiers qui étaient là dans ce but. Puis ce fut notre tour, je vis des pistolets et des mitrailleuses jetés sur une grande table, je vis la longue file de gros véhicules entrant au Liban, laissant les routes tortueuses de la terre des oranges loin derrière, et alors moi aussi je pleurai amèrement. Ta mère contemplait encore silencieusement les oranges, et tous les orangers que ton père avait abandonnés aux Juifs brillaient dans ses yeux. Comme si tous ces beaux arbres qu’il avait achetés un par un se reflétaient dans son visage… Et dans ses yeux, les larmes, qu’il ne pouvait s’empêcher de cacher face à l’officier du bureau de police, brillaient.
Quand, dans l’après-midi, nous avons atteint Saïda, nous étions devenus des réfugiés.
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GHASSAN KANAFANI
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Palestinien, néà Jaffa en 1936, Ghassan Kanafani entame le chemin de l’exil en 1948 à l’âge de 12 ans. Après un bref séjour au Liban, sa famille s’établit à Damas où il poursuit ses études. Exclu de l’université de Damas pour son engagement dans le mouvement des nationalistes arabes (MAN – pan-arabist Movement of Arab nationalists), fondé par Georges Habache, il s’en va pour le Koweït. Il retourne à Beyrouth en 1960 où il poursuit son travail de journaliste engagé. L’aile palestinienne du MNA devient en 1967 le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et Ghassan Kanafanien devint le porte-parole. En 1972 Ghassan Kanafani est assassiné par les services secrets israéliens dans un attentat à la voiture piégée, en même temps que sa nièce adolescente et fait ainsi partie de la longue liste de dirigeants palestiniens éliminés par le Mossad.
Sa femme danoise, Annie, a décrit ainsi l’événement : « Nous avions l’habitude de faire des courses ensemble tous les samedis matin et, ce jour là, il accompagnait sa nièce Lamees. Quelques minutes après leur départ, j’ai entendu le bruit d’une énorme explosion. J’ai couru mais je n’ai vu que les restes de notre petite voiture explosée. Lamees gisait à quelques mètres de là, mais je n’ai pas pu trouver Ghassan. J’espérais le retrouver blessé, mais je n’ai trouvé que sa jambe gauche. J’étais dévastée, et notre fils Fayez a commencéà se frapper la tête contre le mur. La petite Layla criait ; Papa…Papa… J’ai rassemblé ses restes, et les habitants de Beyrouth l’ont escorté jusqu’à sa dernière demeure au cimetière de Shuhada où il a été enterréà côté de Lamees qui l’aimait et qui était morte avec lui. »
Ghassan Kanafani n’a cessé de joindre l’écriture et l’action politique. Journaliste révolutionnaire le jour, romancier la nuit, il avait l’art d’exprimer la tragédie des palestiniens de la diaspora et leur désenchantement désespéré.
Il a écrit dix-huit livres, et écrit des centaines d’articles sur la culture, la politique et la lutte du peuple palestinien. Ses livres parlent essentiellement de la Palestine et de la lutte palestinienne et il évoque souvent ses propres expériences en tant que réfugiés.
Ses oeuvres les plus connues sont « Des Hommes dans le Soleil » et « Retour à Haifa ».
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Massacre de Deir Yassine
9 avril 1948, les villageois de Deir Yassine ont été délibérément sacrifiés pour accélérer, par l’horreur de leur sacrifice, l’exode des Palestiniens.
Deir Yassine est sans doute le massacre le plus connu — mais non le seul, loin de là— commis par les troupes juives, en l’occurrence révisionnistes, à la veille de la guerre de 1948-1949*. Le 9 avril 1948, 120 hommes de l’Irgoun et du Lehi donnent l’assaut à un village arabe niché sur une colline, à l’ouest de Jérusalem, et s’en emparent. Spécialistes, depuis les débuts de la guerre civile, du terrorisme anti-arabe, les miliciens de Menahem Begin et d’Itzhak Shamir se livrent à une véritable boucherie : après avoir massacré les familles une à une, ils ratissent le village et abattent les survivants. À l’époque, on estime à 250 le nombre d’habitants ainsi assassinés — un historien palestinien, Arif Al Arif, l’évaluera récemment à 110. Les habitants qui en réchappent sont expulsés vers Jérusalem-Est.
Vingt-quatre ans plus tard, dans le quotidien Yediot Aharonot, Meïr Païl, alors colonel de la Hagana, présent en tant qu’officier de liaison, témoignera. « Vers midi, raconte-t-il, la bataille était terminée et les coups de feu avaient cessé. Bien que le calme régnât, le village ne s’était pas encore rendu. Les hommes de l’Irgoun et du Lehi sortirent de leurs cachettes et commencèrent à“nettoyer” les maisons. Ils tiraient sur tous ceux qu’ils voyaient, y compris les femmes et les enfants ; les commandants n’essayèrent pas d’arrêter le massacre (...). J’implorais le commandant d’ordonner à ses hommes de cesser le feu, mais en vain. Au même moment, 25 Arabes avaient été chargés dans un camion (...) on les emmena à la carrière entre Deir Yassine et Givat Shaul, et ils furent assassinés de sang-froid (...). Les commandants refusèrent également, lorsqu’on le leur demanda, de prendre leurs hommes et d’enterrer les 254 cadavres arabes. Cette tâche déplaisante fut assurée par deux unités amenées au village depuis Jérusalem. » Zvi Ankori, qui dirigeait les forces de la Hagana chargées d’occuper ensuite le village, ajoutera dans un témoignage de 1982 : « Je suis entré dans 6-7 maisons. J’ai vu des parties génitales coupées et des ventres de femmes broyés. À voir les traces de balles sur les corps, il s’agissait purement et simplement de meurtres. »
Condamnée par l’Agence juive, la Hagana et le Grand rabbinat, l’affaire fait l’objet d’un message d’excuses de David Ben Gourion* au roi Abdallah de Transjordanie. Selon l’historiographie israélienne traditionnelle, il s’agirait d’une « bavure » dont la responsabilité reviendrait exclusivement aux troupes révisionnistes. L’action, il faut le noter, s’inscrit dans l’opération Nahshon, lancée dans la nuit du 31 mars au 1er avril, avec l’aide des armes arrivées de Tchécoslovaquie, pour dégager l’axe Tel-Aviv-Jérusalem, où les quartiers juifs sont encerclés par les forces arabes. L’objectif, en ce début avril, est de reprendre aux combattants palestiniens les villages qui dominent la route. Ordre est donné de les détruire en cas de résistance. Au moment où l’Irgoun et le Lehi s’attaquent à Deir Yassine, les unités régulières du Palmah et de la Hagana se battent pour Qastel — le chef Abdel Qader Al Husseini tombe dans ces combats. Non seulement l’initiative révisionniste est coordonnée avec celles de la Hagana, mais elle a reçu le feu vert — non sans réticence, il est vrai — de son commandement général et bénéficiera d’un appui de son artillerie, comme en témoigne formellement Meïr Païl dans l’article déjà cité. Pour sa part, à l’époque, l’Irgoun soulignera d’ailleurs dans un communiqué que « le Commandement de la Hagana a menti sciemment quand il a affirmé, après l’attaque de Deir Yassine, qu’elle était contraire au “plan général”. La vérité toute nue, c’est que la conquête de Deir Yassine faisait partie de son propre plan ». Un communiqué du Lehi accuse même la Hagana, entrée en possession du village, d’avoir laissé des hommes de Solel Boneh, la compagnie de travaux publics du syndicat Histadrout, le piller systématiquement...
Mais les villageois de Deir Yassine n’ont pas seulement péri au nom de la « liberté » de Jérusalem. Ils ont été délibérément sacrifiés pour accélérer, par l’horreur de leur sacrifice, l’exode des Palestiniens. Le but de guerre de la direction sioniste, c’est de conquérir la proportion la plus grande possible de la Palestine, mais aussi la plus ethniquement pure. Si les « officiels » ne peuvent guère se targuer d’un massacre qu’ils réprouvent, les révisionnistes font fi de ces scrupules. « La conquête de Deir Yassine, explique le communiqué de l’Irgoun, a développé la terreur et l’épouvante parmi les Arabes des villages environnants (...) une fuite panique a commencé qui a facilité la reprise des communications (...) entre la capitale et le reste du pays. » Dans la version hébraïque de ses Mémoires, Menahem Begin, élargit encore le phénomène, qu’il attribue à la « propagande arabe » (sic). Celle-ci, précise-t-il, « répandit une légende de terreur parmi les Arabes et les troupes arabes, qui furent pris de panique lorsque les soldats de l’Irgoun étaient mentionnés. Cette légende valait bien une demi-douzaine de bataillons des forces d’Israël ». Et d’ajouter : « Amenés à croire les contes sauvages sur la “boucherie de l’Irgoun”, les Arabes à travers tout le pays furent pris d’une panique illimitée et commencèrent à fuir de leurs villages. Cet exode massif se transforma en une folle débandade, incontrôlable. Des quelque 800 000 Arabes qui vivaient sur le territoire actuel de l’État d’Israël, seuls 160 000 sont encore là. La signification politique et économique de ce développement ne saurait être surestimée... »
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