À ma mort veuillez laisser dehors mes jambes.
Ce sont elles qui m'ont lancéà la poursuite de traces ardentes
et des traces glaciales sur la neige gelée.
Elles m'ont porté, elles ont défailli et je suis tombé.
Par elles j'ai ressenti la terre, les pierres, les ronces,
le gravats et le béton, le verre et la rouille.
Mes jambes ont aimé, elles ont marché sur la trace d'Ève.
Ce sont elles qui ont voulu que je sois ici
et non là où je devais peut-être me trouver.
Jamais mes jambes n'ont eu de regrets,
mes jambes n'ont pas de bouche,
pas de souffle, pas de poumons ou de hoquet.
Elles sont aveugles, laissez-les dehors, sans tombe.
À ma mort veuillez laisser dehors mes mains.
Deux mains, deux pauvres mains :
estampée dessus la forme de nos origines,
peut-être aussi la carte de certaine dépigmentation.
Mes mains, les seules capables de chanter mes silences.
Ce sont elles et elles seules qui ont jeté de la braise ardente sur ma poitrine trop tendre
Elles et elles seules savent tanguer sur le désert de la feuille blanche,
gesticuler par des mots insonores : ce sont elles qui chaque heure, chaque minute,
chaque seconde gravent mon nom sur la matière moite du Temps.
Mes mains dans la terre noire, sans racines, sans un trou à elles.
Quand repousseront-elles, mes mains ?
Mes doigts sont les lambeaux de mes mains mutilées.
Que les doigts de ces mains usées pendent jusqu'à l'usure totale.
À ma mort veuillez laisser dehors ma tête.
Dans ma tête ont habité mes yeux, mes oreilles,
mes sens épuisés, et mon front vertical en elle s'est retrouvé.
Cette tête a voulu que j'aime la Mort,
que j'aime la violette sur la terre gelée de mon pays.
C'est cette tête-là qui a commandé mes jambes, mes mains, mon moi-même.
En elle ont siégé les ganglions de mes larmes et leur liquide dur comme de la grêle.
En elle s'est incrusté le stigmate de ma blessure mille fois rasée,
celle qui a la forme d'une mouette.
Là gît la mer refoulée, le bois incendié et le voluptueux nuage.
Là séjournent les fleurs myosotis, mes amoureuses aux mains de chewing-gum,
l'epsilon, l'X et plusieurs autres symboles à l'aide desquels j'ai marqué un corps apparu.
Là coule mon fleuve vivant qui tarit,
se dessèche et s'évapore laissant par derrière un gravier aride,
un chemin obligé pour mon pied sans talon.
Ah ! tête souveraine, c'est toi qui m'aurais guidé,
c'est à toi les orties, l'aubépine et les coquillages dans les basses eaux,
mes plaies en forme de lettres et mon sang en forme d'onde c'est à toi.
De là-haut, sur mes épaules chétives,
tu ne cesses de lancer ton cri aigu d'oiseau de mer.
À ma mort veuillez me laisser tout entier dehors sans tombe.
Moi, entièrement coupable.
PRIMO SHLLAKU
Oeuvre Hippolyte Flandrin