Cela commence toujours par un mélange de noir et d’odeur.
On ne baisse pas la tête pour franchir le seuil. On appartient au monde de l’enfance. Les adultes, eux, courbent leurs épaules au passage.
D’abord, on est aveugle.
Le soleil tape trop fort dehors, les ouvertures sont minuscules dedans. On tâte du pied les grandes dalles du sol, irrégulières, toujours un peu humides malgré juillet. Ici, tout est mouillé. Les murs suintent, des fleurs d’écume y naissent qui s’effritent entre les doigts. L’odeur elle-même charrie du moite. Choux en fermentation, prunes pourries, pommes blettes. Les vaches, de l’autre côté de la cloison, piétinent la paille souillée d’urine. L’odeur est un couffin , un giron. On peut s’y abandonner, c’est chaud et suffoquant. Peut-être que cela empêche la peur d’entrer ? le temps de fuir ?
Lorsque les yeux s’habituent à la pénombre, on la voit. Proche du fourneau. Ses mains vont et viennent, comme toujours. La laine, entre ses doigts, est noire. La robe, noire. Le tablier, noir. On ne sait pas encore qu’on lui appartient. Que le noir-racine qui la tient debout a lancé des germes au-delà d’elle-même, sautant d’une génération à l’autre. Ceux qui se sont arrachés à l’ici n’y pourront rien. Dès l’origine, on a les pieds soudés à la terre, terre battue et rebattue, comme ceux qui n’ont pas de nom et pas d’histoire.
Avec la première chasse au cétoine, la première pêche au vairon, on est ferré. Le trident s’est planté là où ce n’était pas prévu, dans la chair fraîche, à même la gorge.
Les poissons ne crient pas, juste quelques sursauts sur la berge, quelques torsions dans la poêle. Les insectes, les papillons meurent en silence, leurs ailes déchirées sous les coups maladroits du filet.
La langue du monde n’a pas de bouche.
Les lèvres de celle qui cache ses larmes sont cousues. Son savoir est muré, enfoui sous un amas de « chemises de peau » et jupons superposés.
Dans l’ombre stagnante de la maison, se glissent parfois d’étroites lueurs, des lézardes bleues.
Il faut courir.
Droit vers ce qui brille, écaille ou élytre.
Traverser le silence exorbitant de ce qui ne cesse de bruire, sans énoncer une parole.
Obéir à la voix sans contour, s’éloigner de, s’avancer vers, reculer, approcher, clairière ou grotte, on ne sait.
Courir chaque été, dans la dévorante battue, sans savoir où mène cette errance, sans la moindre assurance de recevoir la manne — quelques secondes d’apesanteur, quelques grains d’extase fissurant la nuit.
Mais l’on revient, chaque soir, vers elle et ses genoux usés. On réintègre le cœur du sombre, le vieux berceau noir qu’une vie entière ne suffira pas à déchiffrer.
Jusqu’au jour où, sans qu’on l’ait vu venir, c’est l’heure. La chute dans le temps. Non pas le temps qui suspendait le souffle dans la course vive, dans l’éperdu vagabondage, mais celui qui fait eau de toutes parts, emportant les choses, les instants, les êtres.
Loin.
Loin de soi, loin de la silencieuse aux mains agiles. Loin des seuils séparant l’ombre de la lumière. Loin de la paix qui peut-être est l’autre nom de la mort.
L’exil a la couleur de l’encre, l’odeur du papier. Bâtons répétés obstinément, lignes de lettres et bientôt de mots, jetés d’une rive à l’autre, par-dessus l’absence .
Tandis que la main s’enhardit, la toute-de-noire-vêtue décline.
On ne saura rien du sang répandu qui a noyé son âme, de la boue des tranchées pétrifiée dans son corps, ensevelissant l’aimé, puis le frère trop jeune, puis les rêves.
Les mots ont des dorures de cétoine, des pigments de truite arc-en–ciel. Sous leurs masses immobiles vibre la vie, il suffit de les soulever, un à un, avec précaution, comme on lève les pierres au fond de la rivière pour voir apparaître ce qu’on ignorait.
Les mots gonflent dans la gorge, là où d’anciennes morsures ont laissé leurs cicatrices.
Les mots roulent comme des larmes sur la page.
Les mots déferlent et courent sur le moindre brin d’herbe.
Le monde est rempli de signes.
Lire, écrire. Même emportement.
Lire, écrire. Contre l’obscur.
Avec l’âpre espoir de passer le seuil sans baisser la tête.
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FRANCOISE ASCAL
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