Parole. Un mot intraduisible. J'aime ces mots qu'on ne peut pas imaginer dans une autre langue, infréquentables s'ils perdent leur sonorité. Ils se dessèchent, ils fanent et s'étiolent. Des papillons de nuit au matin. Plus rien dans les mains, dans la bouche, la salive. Des mots du dictionnaire. La langue raisonnable, balisée, signalisée, carrée. Des mots codes, des boîtes, des carcasses.
Des mots privés d'enfance, d'intimité, d'expérience, de sensualité. "Parole", je me le répète, je l'arrondis avec ma langue. Je le déguste, je le savoure. Je l'explore. Je le peuple.
Parole, un domaine, un territoire, un continent, un sentiment. Un mot privé. Je m'étonne si quelqu'un le franchit devant moi, je le suspecte, prête à griffer. De quel droit ? Chasse réservée. Il existe assez d'autres mots. Pourquoi m'emprunter justement celui-là ? Pourquoi me déposséder. Etrange jalousie.
Chacun d'entre nous occupe son terre-plein de mots, son langage privilégié qui le protège du néant, de la bêtise, de la vulgarité. On s'abrite derrière ses mots. On se retranche dans son campus. Des mots à soi, pour soi, des mots lovés. On les mâchouille, on les caresse, on les encre sur le papier.
Si par raison on les écarte, ils réapparaissent sournoisement, ils s'insinuent malgré vous. Pire que des leitmotifs, des idées fixes. Facile à vérifier. Il suffit de relire nos classiques pour repérer l'obsession. Bien sûr, les écrivains se méfient. Ils censurent, détournent le mot idée fixe. Ils dépistent l'apparition du germe, mais le mot réapparaît insiste, s'impose. Si on le remplace, la phrase se disloque, s'aplatit. Elle perd sa substance. Pas moyen d'échapper à soi-même. Nous sommes prisonniers de notre conformité intérieure, de nos structures. Comme l'oiseau qui fabrique son nid pour accueillir l'oeuf, nous creusons nos mots pour y déposer nos pensées et ces pensées nous dépassent autant que les mots, autant que l'obsession qui nous entête.
Les mots existent pour tout le monde, comme le ciel, comme la lumière, comme l'eau. Difficile à admettre. Constat irritant et tout à la fois excitant. On peut toujours espérer les réanimer, leur insuffler une énergie neuve, les aiguiser, les transfigurer, déposer sur eux nos empreintes. Cela est :"Les Misérables" appartiennent pour toujours à Hugo, "Le temps perdu"à Proust, "Le ciel par dessus le toit"à Verlaine. On n'en finirait plus de dresser la liste des détenteurs de verbes et d'adverbes.
Et nous autres, usagers de la parole, petits enfants et arrières petits enfants de ces géants, nous n'avons d'autres solutions que d'enjamber les mots ou de les poinçonner. Reste la perversité ou bien l'ingénuité.
Aussi bien admettre que les mots appartiennent à ceux qui les rendent meilleur, ou qui leur donnent "un sens plus pur".
En attendant, je creuse et je fouille pour comprendre la substance du mot "parole" et pourquoi il m'est à ce point vital et singulier? Pourtant, dieu sait qu'il est galvaudé, manipulé, accommodé et même badigeonné. J'aurais dû m'habituer, me faire une raison. Eh bien non. " Parole, parole, parole" Je le répète comme une incantation. Plus je le mâche, plus il se gorge d'enfance, de présence, d'odeurs, de goûts, de bruissements. Plus il se démultiplie. Il s'ouvre, il murmure, il prend le vent, le soleil, il crépite de vert. Il éclate en été, il mûrit des fruits dorés. C'est un arbre.
Depuis l'enfance, la parole pousse en arbre, mi peuplier, mi figuier. Une racine magique. L'arbre à palabres ? Non, pas celui-là. Un arbre bien de chez nous, de nos campagnes. Les miens d'arbre, ils étaient d'abord peupliers à cause du froissement de leurs feuillages sous le vent.
Parole-ombrage, parole touffue, charnue, croquante comme une mastication de chardon bleu. Odoriférante comme la menthe.
Parole, un mot luxuriant, ombreux, silencieux. Un mot à frotter comme un cuivre. Un mot tulipe, pavot, tournesol, genêt.
Parole cousue sous la peau.
Parole source, torrent, cascade.
L'homme nait, la parole surgit.
L'homme meurt, la parole lui survit, rebondit, dépérit, s'amenuise, se renouvelle. Comme la mer, on la pollue. Elle ré-attaque. Elle mugit et rugit. Elle nous provoque. Elle intervient. Elle nous bouleverse. Elle peut le faire. Personne n'est à l'abri.
La parole chemine dans l'obscur. Elle germe dans les profondeurs. Elle a ses labyrinthes, ses crevasses, ses souterrains, ses lois. Au moment où elle parait désemparée, déshabitée, soudain elle explose et ratisse l'horizon.
Plus d'issue, elle nous dénude, nous renie et nous laisse démunis, au milieu de nos bavardages, de nos bienséances.
La parole intempestive peut nous tomber dessus à l'improviste. Une fois par siècle, quelque fois plus elle se jette dans l'arène et arrache nos masques, nos plis, nos credos.
Cette parole, nous l'espérons. Nous la redoutons aussi. Pas facile à supporter, pas facile de composer avec elle. Elle provoque, elle épouvante. Elle dénude.
Alors, pour nous distraire, en attendant, nous tricotons des histoires, des romans, des séries noires. On fait comme si ce grand bazar des mots pouvait combler un vide. Personne n'est dupe, ou presque. On s'aménage une ère de paroles, on y circule en touriste, en pédagogue, en prêtre, en connivence.
Notre parole a perdu sa forêt, elle a gagné sur le marché du change. On peut l'enregistrer, la diffuser et l'infuser, quand ce n'est pas l'inoculer. Tout est permis, il suffit d'y mettre le prix. Et pour l'instant, c'est nous qui manipulons les armes, le langage et les consciences. Le camp des damnés est ailleurs.
En vérité, la parole est d'abord prophétique. Elle est la langue des fous, des poètes, des saints. Le noyau dur. Le reste, un emballage.
Parler, un acte de survie. Parler pour saisir, comprendre, capter, intercepter.
Dire "je t'aime", se convaincre soi-même avant d'être entendu.
Si je te parle, j'existe. Si tu m'écoutes, je deviens pommier, je fabrique mes fruits. Je décuple mon énergie.
Mais mâcher la parole en tête à tête, monologuer, qu'est-ce que c'est ? Quel genre de vice, de manie ? Est-ce pour éprouver son identité ou bien pour sonder le langage et vérifier sa profondeur, comme on plonge un seau dans le puits en espérant rencontrer l'eau.
Parler aux arbres, au vent, aux labours, à l'espace, c'est planter ses deux pieds dans la parole et l'exercer, la fortifier. Entretenir sa parole, la maintenir vivante, ardente, exigeante, déroutante. Intègre.
Perdre ses mots doit équivaloir à perdre son sang, s'anémier, s'étioler, s'asphyxier.
Si les mots s'échappent, tout le vécu se désagrège, s'abrège. C'est la fin, l'agonie.
Parler, manifester sa vitalité, la transmettre, l'éprouver. Même un murmure charrie son énergie. Chuchoter ou hurler façonne le réel, l'assure, le réconforte.
Dire, contredire, laisser rouler les mots comme la pluie sur un paysage trop sec.
Un orage de paroles, une bourrasque de mots pour entretenir le terreau humain.
Parler, embarquer le corps entier, danser avec les mots, se laisser traverser par eux.
Les mots travaillent la matière corps, son espace, sa densité. La tête intervient ensuite pour réguler, juguler, distancer ou censurer.
Parler, une tentation de sourcier, un projet de sorcier.
La parole détecte, dépiste, éveille, réveille les monstres, le chaos, les fantasmes, les désirs. Illumine.
Elle magnétise, elle percute, électrocute. Elle guérit quelque fois.
La parole engrosse le silence, l'ensemence.
Je me méfie de la parole, je la suspecte. Je l'aime, je la défie. Je l'épluche comme un oignon, je soulève ses dorures, je la gratte et la ponce. Je l'étrillle. Je la laboure. Je la harcèle. Je veux son coeur entier.
Je suis chasseur, braconnier. Je ruse. Je débusque.
Saisir la parole vivante, la capturer, palper sa consistance.
Parole fauve, indomptée, rétive.
Parole phare, parole percée, trouée, échappée, clairière. Ombre et lumière, fruit éclaté, torche. Tohu bohu.
Paroles mouvantes, troublantes. Peuplées.
Paroles inachevées, interrompues.
Paroles nomades. Fragments éclats, brisures.
Paroles échos, flèches, harpons.
Paroles nuages.
Paroles présentes. Instant. Urgence. Prémonitions.
Paroles fichées dans le vif, sans traces, sans preuves.
Si tu veux assurer ton futur, retenir le passé, parle - écris, mais cesse d'entretenir la parole. Enferme là. Ferme.
Si tu aimes les certitudes, les finitudes, bloque la parole. Coffre là.
La parole, ni dieu ni maître. Comme la rose. elle mûrit et s'évanouit.
C'est un chiendent, plus on l'insecticide, plus elle s'enrage.
Parole proliférante, vivace, tenace. Liane, baobab. Jungle.
La mort nous tyrannise, nous hante. Nous voulons tout régir avant de disparaître. Nous verbalisons la parole.
Restent encore quelques fous qui jouent à la parole, quelques sages qui échappent aux catalogues, aux inventaires et qui parlent pour le plaisir, pour rien qu'attendrir la parole.
Parole, soif, douceur, amertume. Pulpe du devenir. Humus
Cantiques. Profanations.
Paroles sacrées. De quels dieux s'agit-il ? Quels esprits? Peu importe. Des dieux qui nous tenaillent, qui nous poussent à gratter l'apparence, à scruter l'horizon, à ausculter le néant.
Parler pour éprouver les forces de l'ombre, pour percer les ténèbres, pour approcher l'énigme ? Nous parlons par insoumission, contre notre impuissance.
A coups de paroles.
Plus nous parlons, plus les pistes se brouillent, plus les signes s'affolent.
La science parle, les mathématiques parlent, les chiffres, les codes .Les corps bredouillent. La parole vacille.
La fable des mots s'obscurcit. L'ambiguïté nous guette à chaque phrase. La parole charrie son désarroi. Toute parole contient son ombre.
Parler pour éprouver la fragilité, la corruption possible.
La parole pourtant ne peut rien trahir, rien trancher puisqu'elle n'achève rien. Elle est un flux perpétuel, une mouvance, une danse, une spirale. Ni début, ni fin.
Un autre poursuivra ma phrase inachevée. Un autre la prolongera ou la détournera. Peu importe pourvu que la parole vivifie le présent, tonifie l'aujourd'hui.
Parole mouvement. Elle se déploie, se referme. Elle s'enroule et se déroule. Un corps dans l'espace, les arabesques du corps qui s'achèvent à l'expiration du souffle.
Surgir dans la parole, la faire vibrer. Harmoniser son rythme. Eprouver le plein, le lourd, le ténu et le dense.
Parole subtile, inhalée, expirée. Parole choeur. Au coeur, chacun d'entre nous.
Parole singulière. Parole plurielle, à l'affût du battement commun.
A l'unisson, créer la partition.
Parole à fleur de peau, à fleur de vie.
Un métier la parole? Une patience, une impatience contenue.
Prendre la parole? Prendre quoi, à qui ? Non, tendre sa parole, l'étendre, la faire éclore.
Couver sa parole, la polir, l'arrondir, l'ambrer, la confier et puis se détacher.
Saisir, surprendre une autre parole, furtivement. Glaner.
Filer la parole, profiler la légende. Méditer.
Ebaucher un opera de paroles, silences, chuchotements, murmures, tintements, cloches et haut-bois.
Une fièvre de paroles. Un ruchier.
J'abolis les pouvoirs de la parole. Je les dénonce. Je déchire. Perversités des pouvoirs. Abus. Mascarades. Alibis.
Confusions.
Dessous les pavés, la césure.
S'aventurer aux lisières de la parole, là où les frontières s'estompent.
Parole fluide. Parole sensitive. Parole à rejoindre.
Parole pour s'aventurer, risquer, comprendre, interroger, s'égarer.
Pas sérieux la parole, pas définitif, aléatoire, impondérable, comme le temps, comme le corps, la pensée. Comme un destin de fleur.
Semer ses paroles. Cueillir, recueillir, lâcher le pollen.
Battements de paroles. Souffle. Espace. Echancrure.
La parole, une carrière où planter nos pioches, nos pics, nos rires, nos fous rires.
Un vertige.
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MARIANNE AURICOSTE
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